Enseignement : pourquoi on persiste dans l’erreur malgré la crise sanitaire

Réhabilitation du cours magistral et des exercices d’application, remise en cause de la longueur des journées de nos écoliers, réflexion intelligente sur l’obligation scolaire, prise de conscience des dangers du numérique : l’école pouvait tirer de bonnes leçons de la crise sanitaire. C’est le contraire qui va se produire, déplore Ingrid Riocreux, agrégée de lettres modernes, spécialiste de rhétorique et chercheur associé à l’Université Paris IV. Tribune.

Un article publié dans Valeurs Actuelles le  Mercredi 24 juin 2020 à retrouver ICI


La question de la continuité pédagogique durant la période de crise sanitaire aura fait l’objet de différentes approches. On a insisté sur la difficulté pour les parents de se substituer aux professeurs. On a loué les merveilles de la technologie qui ont permis de mettre en place des « classes virtuelles ». Quand les premiers retours à l’école ont été envisagés, on a longuement développé le thème des « protocoles sanitaires » : assez stricts ou trop restrictifs ? Le dernier thème à la mode est celui des « enseignants décrocheurs », qui ont tout bonnement disparu pendant deux mois. Il n’est qu’une resucée de l’idée explicitement formulée par Sibeth Ndiaye selon laquelle, les écoles étant fermées durant le confinement, les professeurs « ne travaill[aient] pas ».

Certains sujets n’intéressent pas, allez savoir pourquoi, peut-être parce qu’ils heurtent de front des évidences trop profondément ancrées en nous ou des idéaux auxquels nous nous accrochons désespérément comme des solutions possibles à la débâcle de notre système d’instruction. En voici quelques-uns.

Le temps scolaire.

La période de confinement nous aura fait prendre conscience que, dans les classes du primaire, les contenus essentiels peuvent être enseignés efficacement en trois ou quatre heures par jour. La « journée d’école » est une ineptie qui rend trop d’enfants malheureux et que rien ne justifie sinon la nécessité d’assurer une garderie assez longue pour permettre aux parents de travailler. La phase de réouverture des écoles s’est d’ailleurs déroulée en toute transparence sur ce point : il fallait permettre aux gens de reprendre leur activité professionnelle et peu importaient les conditions calamiteuses dans lesquelles on se proposait d’accueillir leurs enfants.

Les premiers décrocheurs furent les élèves qui, de toute façon, n’étaient pas à leur place dans nos classes. Ceux qui viennent, « parce que c’est obligé » mais qui, en fin de première, ne savent pas lire, écrivent en phonétique des phrases de bébé

L’enseignement collectif à niveaux hétérogènes.

Si tous les professeurs ont vécu avec douleur la perte de contact avec des élèves laborieux et méritants qui ont absolument besoin d’un soutien personnel et, disons-le, affectif pour progresser, il est aussi un constat que nous partageons : les premiers décrocheurs furent les élèves qui, de toute façon, n’étaient pas à leur place dans nos classes. Ceux qui viennent, « parce que c’est obligé » mais qui, en fin de première, ne savent pas lire, écrivent en phonétique des phrases de bébé que ne ponctue aucune virgule et ne sépare aucun point, et posent des problèmes de discipline parce que la journée de lycée, fesses collées sur une chaise à attendre que le temps passe sans rien comprendre à ce qu’on entend dans aucun cours, c’est très long. Ces illettrés qu’on laisse passer d’une classe à l’autre depuis le CP perturbent des cours qui leur sont inutiles et nuisent à la qualité de l’enseignement que reçoivent les autres élèves de la classe. Pendant cette période de confinement, ils ont disparu de nos radars, permettant à leurs camarades de recevoir un cours dense et complet, non un contenu au rabais brouillé par du chahut ou revu à la baisse dans l’espoir, forcément déçu, de le rendre accessible aux éléments en perdition.

Le travail du professeur.

La crise sanitaire a fait tomber les masques. Ils sont apparus au grand jour, ces professeurs incapables de construire un cours, ces accrocs à « l’exposé », à la « classe inversée » et au « travail de groupe » qui se dispensent de délivrer un contenu consistant, tout en se garantissant une évaluation positive par les inspecteurs. Difficile de faire illusion quand on doit soudain produire un cours complet et l’accompagner des exercices d’application. Certains ont entretenu l’illusion qu’ils travaillaient en faisant travailler leurs élèves. C’est-à-dire, en les occupant ; trop et mal. Par exemple, de nombreux parents de collégiens se réjouissaient que leurs enfants puissent « enfin » progresser en français : le confinement serait l’occasion de leur faire « enfin » travailler la grammaire et la conjugaison, de leur faire faire « enfin » des rédactions de plus de 10 lignes et des dictées. Mais non : ces profs qu’on eût aimé voir décrocher se sont bien accrochés, et leurs élèves durent produire des vidéos, des enregistrements, réaliser des activités sans fin et sans queue ni tête, prétendument ludiques, sous le regard affligé de leurs parents. Confinement ou pas confinement, certains professeurs mettent un point d’honneur à entretenir l’idée que le français est, comme le disent mes élèves à l’entrée en seconde, « une matière de branleur où tu peux avoir 18 sans rien foutre, parce que y a rien à apprendre, on regarde des films et on fait des sorties ».

Les outils numériques. 

D’abord, la classe virtuelle n’a pas éliminé les problèmes de discipline et cela, personne ne le dit. Témoin ce conseil envoyé par un rectorat sur toutes les messageries de l’académie, au milieu du confinement : « Bonjour, vous êtes nombreux à subir des avanies suite à l’indiscipline des élèves. Si vous souhaitez que les élèves ne puissent plus couper votre micro ou exclure d’autres élèves, vous devez vous configurer en tant que seul présentateur. » D’autres messages stipulaient ensuite que des sanctions disciplinaires étaient applicables. On a du mal à imaginer lesquelles dans un contexte où l’élève perturbateur sévit depuis sa chambre. Des petits malins se sont également amusés à tracer des figures farfelues, type croix gammées, sur les tableaux virtuels de professeurs de mathématiques et d’histoire-géo. De l’avantage de s’en tenir aux bons vieux fichiers Word ou PDF (déjà coûteux en temps de rédaction supplémentaire sur clavier quand on a l’habitude de préparer ses cours à la main sous forme de prise de notes).

Déjà, les professeurs réclament des « formations » parce qu’ils se sont sentis démunis et minables face à l’incitation très pressante à recourir aux plateformes de visioconférence

Et puis, il fallait s’y attendre, l’idéalisation par la parole médiatique du cours « en visio » qui entretient l’illusion du fonctionnement normal tout en l’anéantissant totalement, aura des conséquences. Déjà, les professeurs réclament des « formations » parce qu’ils se sont sentis démunis et minables face à l’incitation très pressante à recourir aux plateformes de visioconférence. Ils sont rares, les chefs d’établissements qui ont mis en garde enseignants et élèves sur les problèmes de « droits à l’image » que pouvait poser cette pratique tellement séduisante, tellement ultra-moderne. En outre, si la proposition de loi portée par Frédérique Meunier visant à conférer au « cours en ligne » une place essentielle dans le système d’instruction n’a pas soulevé l’enthousiasme, la tribune inquiète signée par 200 enseignants contre la pérennisation de l’enseignement vidéo n’a bénéficié d’aucun écho au-delà de sa seule publication dans le Figaro.

On aimerait croire que la crise sanitaire stimulera la réhabilitation du cours magistral structuré et des exercices d’application par difficulté progressive, qu’elle offrira l’occasion d’une remise en cause de l’organisation, des contenus et de la longueur des journées de nos écoliers, qu’elle sera l’occasion d’une réflexion intelligente et sans tabou sur l’obligation scolaire et qu’elle fera prendre conscience à tout le monde des dangers de l’incursion du numérique dans l’enseignement. Malheureusement, ce sera sans doute tout le contraire : au sortir d’une expérience qui en a montré les faiblesses, notre système éducatif va se crisper sur ses idéaux vidés de toute réalité et continuer de produire des illettrés en masse, dans une parfaite hypocrisie.