Décapitation de Samuel Paty: «Il y a des collégiens que rien n’a empêché de devenir des instruments de mort»

FIGAROVOX/TRIBUNE – En suivant, comme dans le film Elephant, la trajectoire qui mène à l’assassinat de Samuel Paty, on mesure le rôle joué par des collégiens. La violence terroriste qui a tué un professeur de l’enseignement public, voilà un mois, pose aussi des questions de fond sur l’éducation.

Par Marie-Noëlle Tranchant – le 13/11/2020

Marie-Noëlle Tranchant est journaliste et critique de cinéma.


On se souvient du film Elephant, palme d’or 2003, qui raconte la tuerie de Columbine, perpétrée par des lycéens au cœur de leur école. Le réalisateur américain Gus Van Sant trace diverses trajectoires aléatoires qui s’entrecroisent avant de converger vers le point de la déflagration, où sont réunis tueurs et victimes. La caméra suit les allées et venues des uns et des autres, occupations et préoccupations ordinaires, espace familier.

Elle décrit des comportements individuels, en même temps qu’elle dessine une sorte de topographie balistique du massacre. Certains critiques ont reproché au cinéaste de ne donner aucun jugement moral. Mais tout l’enjeu du film est dans cette neutralité sans pathos: la tragédie apparaît comme une résultante de forces, combinant la logique et l’imprévisible.

On pourrait regarder l’assassinat de Samuel Paty au collège de Conflans Sainte-Honorine en suivant les trajectoires autour de ce lieu qui se trouve être, comme dans le film, une école. Et cela pose quelques questions, si l’on relève qu’une ligne essentielle de l’action passe par les élèves. C’est une élève de 4ème qui est à l’origine de l’histoire, et deux autres joueront un rôle déterminant à l’autre bout de la chaîne en désignant physiquement leur professeur au tueur, contre de l’argent.

Apparemment, ni le père ni la direction n’ont trouvé à redire à l’attitude de cette gamine qu’il aurait peut-être suffi de remettre à sa place pour dévier le cours des choses

L’élève initiale se plaint à son père des mauvais traitements de son professeur à un cours où elle n’était pas, exclue pour quelques jours en raison de son comportement. Précisions apportées par la police quand elle a dû enquêter sur l’affaire qui grossissait. Apparemment, ni le père ni la direction n’ont trouvé à redire à l’attitude de cette gamine qu’il aurait peut-être suffi de remettre à sa place pour dévier le cours des choses. Faut-il y voir la rencontre de deux logiques opposées, celle de l’enfant roi, ou de «l’apprenant» maître, et celle de l’enfant inconditionnellement soumis aux normes familiales?

En tout cas, cette question éducative, qui relève normalement des relations entre parents et enseignants (relation faussée au départ par la présence d’un imam au côté du père!), a été immédiatement «externalisée», créant trois nouvelles trajectoires: vidéos accusatrices, réseaux sociaux, propagande islamiste d’un côté ; enquête policière de l’autre ; et à l’intérieur, intervention de diverses instances de l’Éducation nationale autour du professeur mis en cause.

Rien sur l’élève initiale. La cartographie devient alors complexe, les lignes du terrorisme intérieur, du renseignement, de la géopolitique islamiste, s’entrecroisent autour de Conflans Sainte-Honorine, devenue capitale éphémère du djihadisme.

Qu’un collège en soit l’épicentre est un amer paradoxe. Les élèves qui ont activement concouru à cette violence barbare ne sont pas des «mineurs isolés» livrés à eux-mêmes, ni des enfants-soldats jetés dans la guerre. En 4ème, cela fait une dizaine d’années qu’ils fréquentent l’école de la République. Ils suivent même un «enseignement moral et civique». Personne ne leur a jamais dit quand ils étaient petits que c’est mal de mentir et de tricher?

À la fin deux adolescents se retrouvent livrés à la justice avec la très lourde accusation de complicité d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste

Personne ne leur a appris à accepter une sanction quand elle est méritée, parce que c’est le premier pas pour devenir responsable de ses actes? Et personne ne leur a dit que la responsabilité est la condition première de la liberté? Personne ne les a fait réfléchir sur la délation qui court les réseaux sociaux et qui est un des fléaux de leur âge, sur le respect dû aux personnes?

À la fin deux adolescents se retrouvent livrés à la justice avec la très lourde accusation de complicité d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste. Ils devraient être le remords de l’Éducation nationale, car ils en étaient la raison. Les adultes pleins de théories s’en souviennent-ils? Ils ont la charge de faire grandir des enfants réels, de leur donner par le savoir les moyens d’accéder à leur vie personnelle, libre et responsable.

Le titre du film de Gus Van Sant, Elephant, renvoie à la légende indienne des aveugles qui, touchant chacun une partie de l’animal sans voir l’ensemble, en donnent une description fragmentaire et incohérente. Mais on l’a rapporté aussi à l’expression anglaise «the elephant in the room»: la chose énorme que personne ne veut voir. On voit l’acte terroriste, on voit les réactions politiques, les idéologies aux prises, les mesures de protection et de rétorsion, on voit Erdogan contre Macron.

On ne voit pas cette réalité aveuglante: au cœur du dispositif, il y a des collégiens que rien n’a empêché de devenir des instruments de mort, dans un sanctuaire de l’Éducation nationale. Ils sont le territoire perdu des humanités, ce beau pluriel d’humanité. Nul besoin d’armes en vente libre comme on le reproche toujours aux Américains. Les mots suffisent pour tuer.

Leur trajectoire va du mensonge à la calomnie, de l’insulte à l’appel à la vengeance, de la dénonciation d’un homme à la lame d’un couteau. Une imparable balistique.