« La question de l’autonomie des établissements est susceptible de changer profondément le système éducatif »

Courant février, le ministère de l’éducation nationale devrait annoncer les mesures sur le métier d’enseignant décidées à la suite du Grenelle de l’éducation. L’économiste Asma Benhenda apporte son éclairage sur les principales propositions issues des discussions ayant eu lieu depuis novembre.

Cet entretien est paru dans « Le Monde de l’éducation », consultez l’article dans son contexte original en cliquant ICI.

Jean-Michel Blanquer l’avait promis avant que la crise sanitaire ne vienne bousculer l’agenda : la deuxième partie du quinquennat serait consacrée à la « carrière » des enseignants. Fin janvier, les différents ateliers du Grenelle de l’éducation avaient à peine remis leur copie que le site d’information spécialisée Cafepedagogique.net s’alarmait des « recommandations explosives » qui en sont issues. Ce qui n’est pour l’instant qu’une « synthèse » des discussions ayant eu lieu depuis novembre entre les participants du Grenelle doit donner lieu, mi-février, à des annonces sur « une évolution profonde du système éducatif et des métiers des personnels ». Tour d’horizon des principales « idées » du Grenelle avec Asma Benhenda, économiste spécialiste de l’éducation et autrice de Tous des bons profs – Un choix de société (Fayard, 2020).

Comment analysez-vous les « propositions » des différents ateliers du Grenelle de l’éducation ?

Je ne suis pas particulièrement surprise. Elles vont dans le sens de la philosophie générale du programme « éducation » d’Emmanuel Macron en 2017 et de la politique, plutôt libérale, menée par Jean-Michel Blanquer au ministère de l’éducation nationale depuis près de quatre ans. Plus d’autonomie pour les établissements scolaires, part variable de la rémunération des enseignants, renforcement du pouvoir des chefs d’établissement, recrutement d’une partie des enseignants sans passer par le « mouvement national », etc. ; ces idées sont dans l’air du temps et font débat un peu partout au niveau international.

Les enseignants, qui étaient dans la rue le 26 janvier, estiment insuffisants les 400 millions d’euros annoncés à l’automne pour revaloriser le métier. A quelle hauteur devrait, selon vous, monter cette revalorisation à laquelle le Grenelle consacre plusieurs propositions ?

Il y a, derrière cette question fondamentale, celle de l’attractivité du métier. Le niveau de qualification et de recrutement des enseignants a augmenté ces vingt dernières années sans réelle contrepartie salariale, exacerbant ainsi la crise des vocations.

Afin que les étudiants ne choisissent pas une autre voie plus « rémunératrice », il est urgent de réduire le manque à gagner ou « coût d’opportunité » du choix du métier d’enseignant, en alignant le salaire des nouveaux professeurs sur le salaire médian des autres titulaires d’un bac + 5. En théorie, cela représenterait une hausse d’au moins 4 600 euros brut par an, soit environ 384 euros brut par mois. Les 100 euros net supplémentaires par mois annoncés dans le cadre du plan de revalorisation sont un bon point de départ mais il faut aller plus loin, ce qui n’est pas gagné avec la crise sanitaire et l’endettement public concomitant. Au Royaume-Uni, un plan de revalorisation des enseignants âprement débattu depuis plusieurs années a récemment été repoussé en raison de la crise…

Le Grenelle de l’éducation avance quelques idées sur la question sensible de la « part variable » de la rémunération des enseignants…

La question de la part variable de rémunération est peut-être une bonne idée sur le papier, mais sa mise en œuvre est toujours compliquée tant le terrain est miné. En Angleterre, une réforme intéressante de 2013-2014 maintenait une grille nationale pour le salaire des enseignants, mais avec une part variable sur laquelle les chefs d’établissement avaient une marge de manœuvre en fonction de l’investissement de chacun. Or on s’est aperçu que seulement un quart des chefs d’établissement se sont saisis de cette possibilité, et ceux qui s’en sont saisis ne l’ont fait que de façon très marginale tant elle était impopulaire dans les équipes éducatives.

Mais cette question n’implique pas les mêmes débats si on parle de rémunérer les heures supplémentaires des professeurs qui s’impliquent dans des dispositifs ou des projets (remplacements, innovations pédagogiques, etc.) – ce sur quoi semble insister l’atelier « revalorisation » du Grenelle –, ou de rémunérer en tant que tel leur « mérite ». Cette seconde proposition viserait à appliquer au secteur public une philosophie issue du privé. Elle nécessite de définir précisément ce qui fait un « bon » enseignant, de mettre en place un système d’évaluation et de surveillance serrée de son activité, d’en « quantifier » certaines dimensions au détriment d’autres… Cette politique expérimentale est difficilement imaginable en France, où la liberté pédagogique des enseignants est constitutive du métier.

Le Grenelle propose de renforcer l’autonomie des établissements avec des « projets d’autonomie et de réussite des établissements ». Est-ce un enjeu central ?

On est ici devant une logique de décentralisation défendant l’idée que les acteurs locaux sont plus à même de prendre les bonnes décisions sur le fonctionnement qu’un régulateur centralisé, en fonction du contexte local ou du projet d’établissement. C’est cette philosophie qui a poussé au développement depuis trente ans des Charter Schools aux Etats-Unis, des Academies au Royaume-Uni, ou des Fristående Skolor en Suède. Ces écoles sont financées par le public mais bénéficient d’une large autonomie en termes d’allocation de budget, de projet pédagogique, de recrutement, etc., un peu sur le modèle du « privé sous contrat » français.

Les évaluations montrent que cette décentralisation, si elle n’est pas absurde, n’a pas d’impact clair : aux Etats-Unis et en Suède, il semble qu’une partie de ces établissements parviennent à améliorer le destin de leurs élèves, mais au Royaume-Uni, les Academies n’ont pas les résultats escomptés. Selon les points de vue, la mise en concurrence des établissements qui découle bien souvent de cette logique soit accentue le risque d’accroissement des inégalités territoriales, soit crée de l’émulation et pousse à l’innovation pédagogique… Jusqu’où le ministère pourrait pousser le curseur de l’autonomie ? Cette question susceptible de changer profondément le système éducatif doit en tout cas faire l’objet d’un débat démocratique impliquant « tous » les acteurs de l’école (enseignants, mais aussi parents, élèves, etc.), plus large que celui ayant eu lieu durant le Grenelle.

Les résultats des demandes de mutation des enseignants arriveront dans quelques semaines. Certains participants au Grenelle souhaitent que 25 % des recrutements en REP + puissent se faire « hors mouvement ». Est-ce une bonne idée ?

La procédure d’affectation des enseignants joue de manière importante dans l’inégale répartition des ressources dans le système éducatif, les jeunes enseignants inexpérimentés – donc moins « chers » – se retrouvant systématiquement devant les élèves plus défavorisés par le jeu de la procédure de mutation qui survalorise le nombre d’années d’expérience. A défaut de pouvoir rendre plus attractifs ces établissements en y améliorant notamment la mixité sociale et scolaire, des bonifications substantielles sont accordées aux enseignants en REP, qui permettent aux jeunes enseignants de ces établissements d’avoir un salaire comparable à celui des enseignants plus expérimentés hors REP, et ainsi de les « garder » plus longtemps. Cette proposition d’une part de recrutement « hors mouvement » semble aller dans le même sens. Si, comme le suggèrent des dispositifs similaires à l’étranger, cela permet de garder un peu plus longtemps les enseignants en éducation prioritaire, car ils auront un peu plus choisi d’être là, c’est une bonne chose.

Quelles sont les marges d’amélioration en termes de formation initiale et de formation continue des enseignants ?

Pour ce qui est de la réforme de la formation initiale, le fait de déplacer le concours de recrutement des enseignants du M1 au M2 risque clairement d’assécher le vivier de candidats en augmentant le « coût d’opportunité » dont nous avons déjà parlé, comme ce fut le cas avec la réforme dite de la « mastérisation » sous l’ère Sarkozy. Mais le fait de consacrer une part plus importante de l’évaluation des futurs enseignants à la pédagogie et à la mise en situation professionnelle est, nous dit la recherche en économie, une bonne manière d’évaluer la capacité des enseignants à transmettre et à faire réussir. Sans pour autant, évidemment, relâcher trop les exigences disciplinaires et académiques.

D’après l’enquête Talis de l’OCDE, les enseignants français sont parmi les plus critiques des pays développés envers ce qui leur est proposé en termes de formation continue. Les propositions du Grenelle en la matière sont donc bienvenues. Particulièrement le fait de mettre en place un « système de tutorat et de mentorat » pour les néotitulaires qui ont besoin d’être soutenus en début de carrière. Plusieurs études montrent l’efficacité des échanges individuels entre enseignants de différentes générations.

Le Grenelle propose d’ailleurs d’intégrer dans les obligations réglementaires de service « un temps de travail en équipe ». Cela va-t-il dans le bon sens ?

Les enquêtes internationales de l’OCDE montrent souvent que les enseignants français se sentent isolés et pas soutenus. Les enseignants sont interdépendants les uns des autres malgré leurs disciplines, leurs statuts, leurs salles de classe, dans la mesure où ils partagent les mêmes élèves. Les temps formalisés d’échange entre eux leur permettent d’en prendre conscience et de se synchroniser. C’est donc plutôt une bonne idée, à condition que ces heures soient rémunérées, et même qu’un espace soit aménagé dans l’établissement pour favoriser cette collaboration.

Il est important de favoriser cette relation horizontale entre professeurs dans les établissements, et pas seulement verticale avec un chef d’établissement auquel on donnerait plus de pouvoir sur l’équipe éducative. Cela pourrait aussi potentiellement permettre de les garder plus longtemps, de développer une culture d’établissement, etc.