Un proviseur du public choisit le privé hors contrat. Témoignage.

Face à la dégradation plus que sensible de l’enseignement public, nombre de professeurs et de proviseurs de l’Éducation nationale se tournent vers le secteur des écoles indépendantes. Au terme de dizaines d’années de dévouement au service de leurs élèves dans l’école publique, ils rêvent de connaître enfin l’indépendance. Le goût de la liberté !

Interview de Jean Sudriès, professeur agrégé de géographie, qui a été principal de collège puis proviseur pendant trente ans et qui travaille aujourd’hui à l’ouverture d’un collège à Saint-Étienne en septembre prochain.

Question : Vous avez été cinq ans principal de collège, vingt-cinq ans proviseur, le tout dans des établissements publics sans histoire. Qu’est-ce qui vous pousse aujourd’hui à fonder un collège avec votre épouse agrégée de lettres classiques au lieu de prendre un repos bien mérité ?

Jean Sudriès : J’ai assumé d’importantes responsabilités, gérant des établissements comptant plus d’une centaine de professeurs. J’ai aimé mon métier mais j’ai toujours été choqué par le manque de liberté qui caractérisait la direction d’un établissement public. Cette réalité s’est en outre aggravée ces quinze dernières années. Le triomphe de l’informatique dans la gestion des ressources et des hommes a été l’occasion de rogner sur les pouvoirs des directeurs, de remplacer des choix et arbitrages humains par des automatismes bureaucratiques. Année après année, la direction d’établissement est devenue de plus en plus paperassière et administrative. Le rapport avec le métier lui-même – l’enseignement – s’est fortement distendu. J’ai géré des dotations globales horaires d’un établissement scolaire comme finalement j’aurais pu le faire d’un hôpital. Plus récemment, le manque de moyens a conduit les directeurs à concentrer tous leurs efforts sur le maintien du service avec une dotation en heures postes et en heures supplémentaires calculée au plus juste. Aujourd’hui, dans le public, les moyens sont devenus réellement insuffisants et les tracasseries administratives rendent le quotidien pénible. Le service rendu aux élèves est revu à la baisse année après année.

N’êtes vous pas attaché à ce service public d’éducation ? Fonder un établissement privé n’est-il pas contradictoire avec ce sens du service public que vous avez cultivé toute votre carrière ?

L’expression de service public d’éducation est hélas largement vidée de son sens aujourd’hui. Obnubilé par des considérations technocratiques et gestionnaires, le chef d’établissement n’a pas le loisir de focaliser ses efforts sur l’amélioration du service des usagers, à savoir des élèves et de leurs parents. En pratique, « service public » rime avec la fonctionnarisation des mentalités. A l’Éducation nationale, on est assez loin de l’idée d’une « qualité orientée client ». Le bien des enfants est présupposé, il n’est que rarement pris pour pierre de touche d’une décision.

Ainsi, en participant à la fondation d’un établissement indépendant au service du public, j’ai aujourd’hui le sentiment de participer tout autant si ce n’est davantage  au service public d’enseignement : je cherche à satisfaire au mieux les attentes légitimes des parents et à tout faire concourir au bien des enfants.

Quels sont les pouvoirs que vous auriez voulu avoir et que vous n’aviez pas ou pas suffisamment dans les établissements publics que vous dirigiez ?

Le proviseur ne choisit pas ses professeurs : ils sont affectés au terme d’un mouvement national (devenu depuis peu académique) Il ne peut ni proposer ni refuser une nomination de professeur. Le chef d’établissement a donc fort peu de pouvoir sur les professeurs et n’intervient qu’à la marge sur leur progression de carrière (notation ou entretien administratif).

Le proviseur ne choisit pas davantage ses élèves. L’affectation des élèves en seconde est décidée par l’inspecteur d’académie ; le renvoi d’un élève ne peut être décidé qu’après un conseil de discipline : la procédure en est si lourde qu’on ne peut y avoir recours que dans les cas les plus graves. On imagine l’étendue du problème dans les établissements difficiles.

Le proviseur n’est libre de choisir ni le niveau ni la répartition de ses ressources financières. Il reçoit en janvier l’indication de la Dotation horaire globale qui lui sera versée et il doit construire sur cette base sa répartition à l’heure près des heures postes et heures supplémentaires, dans un contexte où l’octroi d’heures est toujours calculé au plus juste par le rectorat. Force est de constater que le Conseil d’administration du lycée n’a pas le pouvoir de voter librement son budget, lequel est reçu de l’État et du Conseil régional. Le conseil d’administration du lycée, fort de ses 30 membres, n’est qu’une chambre d’enregistrement à laquelle chacun des 30 membres se rend sans grand enthousiasme. Les vrais choix sont pris ailleurs, loin de l’établissement.

Le proviseur ne peut ni fixer les vacances scolaires propres à son établissement, ni intervenir sur la durée des journées d’étude ni moduler le nombre d’heures à enseigner par matière, ni moduler le programme au regard du niveau ou des besoins spécifiques de la classe concernée.

Par ailleurs, dans le contexte actuel de la chute drastique des vocations enseignantes (faiblesse du nombre des candidats au concours de recrutement aux métiers d’enseignement), les proviseurs, dans certaines académies, sont confrontés à une pénurie de professeurs titulaires ou remplaçants disponibles. Dans nombre d’académies, il est très difficile d’obtenir un remplacement au delà du premier trimestre sans faire appel à des vacataires recrutés auprès du Pôle emploi le plus proche…

Quant aux choix pédagogiques de l’établissement, le proviseur n’y peut mais. J’ai par exemple toujours été hostile à la mode de l’apprentissage thématique qui ne permet pas aux jeunes d’assimiler la chronologie, de comprendre ce qu’est la continuité historique et géographique. Alors que tous les commentateurs s’accordent sur l’urgence de rendre des « repères structurés » aux jeunes, l’institution scolaire, elle, persévère anachroniquement dans son approche anti historique ! En tant que proviseur, je ne pouvais rien faire pour inverser le mouvement.

Finalement, c’est une autre façon d’être chef d’établissement que je recherche, qui soit en accord avec ma conscience.