Des universitaires moscovites créent une école indépendante pour renouer les liens unissant la Russie à la culture européenne

« En renonçant aux humanités classiques, la France renonce à son influence. » Tel était le titre d’un récent article du Monde (9/02/2012) signé de nombreux écrivains et philosophes, de Marc Fumaroli à Philippe Sollers, qui s’inquiètent de la disparition programmée des langues anciennes et de la culture générale dans les écoles et universités françaises. Au même moment, à Moscou, une école indépendante fondée par des universitaires russes, « le Museum Graeco-Latinum », attire toujours plus d’élèves parce qu’il a justement mis les langues anciennes au cœur de son projet éducatif. Depuis vingt ans déjà, cette institution originale renoue avec les racines européennes de la culture russe. Interview de son fondateur et directeur, le professeur Youri Chitchaline. Anna Oussatcheva s’entretient avec lui.

Quelle a été la raison principale qui vous a poussé à fonder cette institution ?

En 1918, à l’arrivée au pouvoir des communistes en Russie, les lycées classiques et les départements de lettres classiques des universités ont été fermés. Une des raisons de la création du Museum a été de renouer avec cette tradition perdue et de restaurer les liens unissant la Russie à la culture européenne, dont les deux langues principales furent le grec durant vingt-cinq siècles, et le latin durant vingt-trois. Notre propre tradition russe, qui remonte à un millénaire, a dès l’origine été liée à la culture européenne dans sa variante fondamentale, représentée alors par Byzance. C’est pourquoi notre connaissance de la culture européenne ne se limite ni à la période classique de l’Antiquité ni à la tradition grecque elle-même. En effet, durant ces mille ans, la Russie a eu en plus le temps de se familiariser pleinement avec la tradition latine : le latin a été la langue de la théologie orthodoxe pendant quelques siècles (XVIIe-XIXe) ; et plus largement, à partir d’Ivan III (1440-1505), la Russie s’est développée parallèlement à la culture européenne occidentale. Quand Sophie Paléologue est devenue l’épouse d’Ivan III, les livres classiques sont entrés en masse à sa suite en Russie, avec toute sorte de professeurs, d’architectes, de savants et d’autres représentants de la civilisation de l’Europe occidentale.

Jusqu’en 1917, le développement de notre pays s’est réalisé en lien très étroit avec l’Europe. Les soixante-dix ans qui ont suivi ont arrêté le processus, mais de nos jours encore, un grand nombre de personnes comprennent en Russie la valeur de l’éducation classique, avec son sentiment de continuité et d’universalité de la tradition européenne. Nous voudrions les conforter et développer cet état d’esprit en créant des établissements d’enseignement en étroite coopération avec les grandes institutions scientifiques et universitaires européennes.

Pouvez-vous nous raconter l’histoire de la fondation du Museum ?

La création du Museum Graeco-Latinum a eu lieu immédiatement après l’adoption de la loi sur les entreprises privées promulguée en 1990. A cette époque, le Museum était installé dans les bâtiments de l’ancienne Académie slavo-gréco-latine, dans le monastère de Zaikonospasski, tout près de la place Rouge. Ce lieu est associé au souvenir des frères Likhoude, deux universitaires grecs à l’origine de la première université en Russie, et de l’éminent savant russe Lomonossov, qui y a été étudiant.

Depuis le début, l’essentiel de notre activité s’est concentré sur la publication de manuels scolaires et de dictionnaires de langues anciennes qui sont largement diffusés à travers toute la Russie, aussi bien dans le secondaire que le supérieur, et également dans les écoles religieuses. Nous éditons aussi les traductions des meilleures œuvres publiées par des universitaires européens dans le domaine de l’histoire de la philosophie et de la littérature. Nous nous promettons de publier également des textes contemporains de bon aloi, en poésie aussi bien qu’en prose. L’histoire universelle de l’Europe atteste que le développement de l’éducation classique s’est toujours accompagné d’une floraison d’œuvres artistiques. C’est pourquoi nous avons été si heureux de produire en France et en Belgique notre chœur de jeunes acteurs récitant en latin. Cela n’a pas été une mince affaire que de donner ce spectacle en latin mais les efforts des étudiants et des professeurs en ont fait une réussite. Nous réfléchissons constamment pour développer ce type de contacts. Ce n’est donc pas un hasard si nous avons proposé comme thème de conférence en histoire, dans le cadre des activités du PEEP (Pan European Educational Project), la place de l’éducation classique dans le développement de la culture européenne.

Comment vous est venue l’idée de fonder un lycée classique ?

Nous avons commencé par ouvrir des Cours de langues anciennes dans le cadre du Museum. Ils ont démarré à l’automne 1990. Il est à noter qu’en peu de temps, 150 étudiants ont rejoint nos cours. Ils venaient de toutes les facultés présentes dans notre Université, d’autres établissements supérieurs renommés de Moscou, du Conservatoire, des bibliothèques, des instituts de l’Académie des Sciences… Ces cours ont rencontré un vrai succès, ils ont trouvé un public intéressé par l’étude de la culture classique, prêt à en bénéficier. Je me souviens avec émotion des conférences qu’Andrei Kozargevsky, professeur de l’Université de Moscou, dispensait aussi sur la liturgie. Son manuel de grec ancien est toujours édité par nos soins.

Le premier ouvrage publié par le Museum a été le dictionnaire gréco-russe de Weismann, suivi d’une traduction du livre sur Plotin de notre cher ami récemment décédé, le remarquable philosophe français Pierre Hadot…

Les premiers essais pour enseigner les langues anciennes aux enfants datent de ce moment. Et au bout de trois ans seulement, on a commencé à sélectionner les élèves pour le lycée classique.

Notre maison d’édition maintenait par ailleurs ses activités. Nous nous sommes particulièrement intéressés à la traduction de textes concernant l’histoire de l’éducation classique (Werner Jaeger, Henri-Irénée Marrou), aux meilleurs essais sur la littérature et la philosophie européenne (Michael von Albrecht, Claudio Moreschini, Philosophie grecque ed. par Monique Canto-Sperber) et à des manuels de langues anciennes ; nous préparons actuellement la publication du Manuel de langue grecque du Nouveau Testament de Joseph Dey.

Comment définissez-vous le concept d’éducation classique dans votre Gymnasium ?

L’éducation classique est basée selon nous sur l’idée que chaque aspect de l’âme doit être pris en considération. Nous estimons qu’il y en a trois : la partie rationnelle a besoin de disciplines scientifiques, la partie sociale est orientée vers l’étude des humanités et des langues, et la part spirituelle nécessite une composante religieuse dans l’éducation. Dix ans après la fondation du Gymnasium, une chapelle y a été inaugurée, dédiée aux trois Saints Hiérarques Basile le Grand, Grégoire le Théologien et Jean Chrysostome

Le Gymnasium réhabilite les traditions de l’éducation classique russe du XIXe siècle, tout en prenant en compte les nouveaux manuels et apprentissages pédagogiques. Cette approche se justifie pleinement dans la Russie contemporaine, mais il nous semble que recréer sciemment des Gymnasiums classiques, incluant dans leur programme l’étude des textes sacrés, le chant liturgique ou encore l’histoire des mouvements religieux en Europe, pourrait être très bénéfique à l’Europe également. Dans la mesure où ces cours ne s’accompagnent d’aucune contrainte religieuse, ils peuvent grandement contribuer au développement tant des élèves issus de familles athées que des autres religions. Ainsi dans notre Gymnasium comme dans les écoles religieuses, nous étudions avec profit le judaïsme, l’islam et le bouddhisme, religions traditionnellement pratiquées en Russie.

Comment vos confrères réagissent-ils à votre programme éducatif ?

Malheureusement, les responsables de l’éducation dans nos ministères n’ont pas été réceptifs à notre initiative. Bien que les autorités de Moscou aient, dans un premier temps, soutenu notre projet de création d’un centre international d’éducation classique à Moscou, beaucoup d’obstacles lui ont barré la route par la suite et ce projet n’a pas pu se concrétiser sous le précédent gouvernement de la ville. Il existe malgré tout des professeurs prêts à soutenir et à poursuivre notre initiative. Un Gymnasium classique a été fondé à Nijni-Novgorod, avec un programme scolaire entièrement calqué sur le nôtre. Nous pensons qu’il est à la fois nécessaire et possible de créer des Gymnasiums de ce type dans chaque ancienne ville universitaire, avec le soutien de l’Église. Depuis, un Centre slavo-gréco-latin a ouvert ses portes à Nijni-Novgorod, soutenu par M. A. Konovalov, alors représentant plénipotentiaire du Président pour la région de la Volga (et maintenant ministre de la Justice), sous l’égide de l’université linguistique Dobrolioubov dela ville. Tandis que dans cette même région huit écoles renouant avec la tradition classique ont vu le jour à l’initiative de son archevêque Georges.

En attendant, nous espérons que l’Église va porter plus d’intérêt à l’éducation classique. Parallèlement à son activité sociale, elle développe à présent des programmes éducatifs auxquels participe le Museum. Certains critères ont été définis pour les écoles orthodoxes, s’étendant aussi aux Gymnasiums classiques avec enseignement du grec et du latin, et à d’autres écoles où les langues anciennes sont représentées soit par le seul latin, soit avec aussi des éléments de grec.

Nous avons cependant l’intention de persister dans l’idée d’établir un centre international d’éducation classique à Moscou, dont le but serait de répandre en Russie l’idée de l’Europe comme entité éducative, comme espace scientifique et culturel formant un tout.

Quel est le statut actuel du Gymnasium ?

Aujourd’hui, notre Gymnasium a une réputation très solide à Moscou et en Russie. Chaque année, nous recevons beaucoup de demandes d’inscription mais nous ne retenons en fin de compte qu’une vingtaine d’enfants pour l’entrée dans notre première classe. Notre Gymnasium collabore de très près avec d’autres écoles à enseignement classique ou général en Europe. Nous participons activement au programme du PEEP (Pan European Educational Program). Nous avons eu l’agréable surprise de voir notre établissement cité dans l’édition 2009 et 2010 du Diarium Europa (almanach européen en latin) parmi les écoles où l’enseignement du latin était digne d’être imité (« imitatione digna »). Nous sommes très fiers du nombre de familles étrangères qui, travaillant et vivant en Russie, choisissent de scolariser leurs enfants dans notre école plutôt que dans les écoles des ambassades de leurs pays. Il est important à nos yeux qu’à leur retour en Europe, nos élèves aient confiance en eux et puissent poursuivre leurs études dans de prestigieuses universités.

Comment recrutez-vous votre personnel enseignant ?

Dès le départ, le succès de nos cours et de notre Gymnasium a été assuré grâce à la participation de professeurs de l’Université et de chercheurs de l’Académie des Sciences. Les fondateurs du Gymnasium sont issus de la faculté de lettres classiques de l’Université de Moscou. Sa directrice, Eléna Chitchaline, est docteur en philologie classique. Et moi-même, fondateur du Gymnasium, directeur du Museum et votre humble serviteur, suis docteur en philosophie, professeur à l’Université Orthodoxe SaintTikhone et à l’Université de Moscou. En ce moment, nous espérons recruter des enseignants parmi nos anciens élèves après l’obtention de leurs diplômes, ce qui est le meilleur témoignage en faveur de notre enseignement. En tant que président du département des Langues anciennes et des premiers textes chrétiens à l’Université Orthodoxe SaintTikhone, je m’investis personnellement pour que les futurs docteurs, en plus de leurs travaux de recherche et de leurs thèses, collaborent comme enseignants dans notre Gymnasium. Et de même avec les étudiants de l’Université de Moscou. La présence dans notre école de quelques enseignants de langues venus de l’étranger est une autre corde à notre arc.

Quelle est votre opinion sur une éducation d’élite ? C’est un domaine qui, bien qu’absent du débat en Russie, me semble riche de perspectives.

Je suis totalement d’accord avec vous. Bien plus, je pense qu’actuellement en Russie l’idée même d’une véritable éducation d’élite n’apparaît pas, j’entends par là une éducation qui implique une préparation très sérieuse à la fois dans les sciences mathématiques et physiques, les humanités et les matières artistiques. Ce qu’on appelle des « écoles d’élite », ce sont plutôt des gardiennes d’enfants très bien payées, pas toujours qualifiées, s’occupant d’enfants issus de familles aisées. Dans le meilleur des cas, on met l’accent sur l’enseignement d’une langue étrangère, l’anglais principalement, le reste se bornant à la pratique de la natation, de l’équitation et d’autres activités du même type, à de rares exceptions près.

En ce qui concerne notre école, nous sommes ouverts à toutes les familles, parce que nous choisissons les enfants non au regard des moyens financiers de leurs parents, mais de leurs capacités propres. Dans notre Gymnasium, beaucoup d’enfants appartiennent à des familles nombreuses solides, souvent orthodoxes, mais nous accueillons aussi des enfants issus de familles non religieuses (mais loyales envers l’orthodoxie) et, à en juger par notre expérience, nous pouvons affirmer que non seulement les enfants en tirent bénéfice, mais aussi leurs familles.

Platon disait déjà dans son Ménexène que certains appellent « démocratie » le fonctionnement de l’État à Athènes, mais si la majorité démocratique choisit les meilleurs, on peut appeler cela une « aristocratie ». C’est ce type d’écoles que nous voulons promouvoir et développer : accessibles à toutes les classes sociales mais orientées vers des élèves assurément doués et motivés par l’idée de recevoir une bonne instruction. La société a ressenti la nécessité d’accorder plus d’attention aux enfants handicapés, ou souffrant d’un retard mental ; mais alors est-il juste de délaisser consciemment une minorité intellectuelle et créatrice, en l’occurrence les enfants largement doués ? Un souci de justice élémentaire, et de réalisme, exige de n’importe quel État sain qu’il leur octroie la même attention.

Malheureusement, nous continuons à nous heurter à des préjugés à l’encontre des écoles privées. Nous rencontrons en permanence des problèmes pour garantir aux élèves des écoles privées les mêmes droits qu’à ceux des écoles publiques. Par exemple, récemment, le gouvernement de Moscou a encore une fois émis l’idée de supprimer l’aide de l’État aux écoles privées. Il y a aujourd’hui un espoir d’éviter cette discrimination, mais il est très compliqué d’arriver à obtenir en Russie une attitude correcte face aux écoles indépendantes du gouvernement. C’est pourtant justement dans les écoles privées, en particulier dans les lycées classiques, que pourraient être mises au point des techniques modernes d’enseignement dans les disciplines les plus variées. Nous savons bien qu’en Europe les écoles privées doivent faire face au même problème, en particulier le mouvement Créer son école qui milite en France pour l’égalité entre les écoles publiques et privées.

L’absence de lycées classiques dans notre système éducatif le rend a priori incomplet, donc dommageable. L’espoir d’un changement peut venir de l’attention de plus en plus grande que l’Église accorde à l’éducation. L’an dernier ont été validés certains schémas éducatifs des écoles orthodoxes, comprenant ceux que nous avions élaborés pour le grec et le latin. L’initiative de l’Église pourrait changer fondamentalement la situation, mais il faudra encore bien des efforts pour que la société comprenne enfin le rôle de l’éducation classique.

Il faut en outre, avant tout, créer des structures pour former et remettre à jour les enseignants en langues anciennes, élaborer de nouveaux programmes, de nouveaux manuels. Je pense que pour cela, il nous faut être en contact permanent avec les membres européens de notre famille de pensée ; l’expérience de la Fondation pour l’école et de l’Institut Libre de Formation des Maîtres nous semble particulièrement précieuse. Du reste, la situation de l’enseignement classique en Europe n’est pas simple non plus, et j’imagine qu’il n’est pas plus facile d’expliquer l’intérêt de la culture classique à des familles d’immigrés venues d’Afrique ou de l’Est qu’à la majorité de la population en Russie post-communiste. Les Européens doivent en être profondément convaincus, et ce n’est qu’alors que les habitants des pays européens pourront sentir qu’ils vivent en Europe.

Je pense qu’actuellement, les responsables de l’éducation en Russie devraient tâcher de préserver le mode de pensée et de vie européen fondé sur l’éducation classique et le christianisme. Il ne faut pas oublier que la culture européenne est la seule à pouvoir s’enorgueillir d’un développement ininterrompu au cours de son histoire trimillénaire, la seule à s’être répandue sur toute la planète, principalement grâce à ses instances éducatives. Nous aimerions voir la Russie former avec l’Europe entière une entité ouverte, un espace de coexistence civilisé et responsable, issu d’une histoire et de racines intellectuelles, morales et religieuses communes. Nous sommes prêts à discuter de toutes ces questions avec nos collègues européens.