Généalogie du concept « d’école de la République » – Une tribune libre d’Yves Morel

UNE TRIBUNE LIBRE D’YVES MOREL

Yves Morel, auteur de La fatale perversion du système scolaire français cherche à montrer dans cette tribune libre l’évolution de la signification de l’expression « école de la République », sa politisation et ses origines historiques. L’on y découvre le rôle capital de Guizot.

Traditionnellement, on appelle « École de la République », l’École primaire publique gratuite, laïque et obligatoire définie et organisée par les lois Ferry du 16 mars 1881 (gratuité) et du 28 mars 1882 (laïcité et obligation). Initialement, l’Université (lycées et facultés) n’était pas comprise sous ce vocable, bien qu’elle fût profondément rénovée par la Troisième République durant les deux dernières décennies du XIXe siècle.

Ce n’est qu’après la massification du public des collèges, des lycées et des facultés, à la fin des années 1960, que l’on a pris l’habitude de considérer le secondaire, et, dans une moindre mesure, le supérieur, comme faisant partie de « l’École de la République ». En 2008, Xavier Darcos a employé l’expression de « lycée républicain ». Depuis la dernière décennie du XXe siècle, on distingue « l’enseignement scolaire », qui regroupe l’enseignement primaire et secondaire sous la tutelle d’une seule et même direction centrale, la Direction générale de l’Enseignement scolaire (DGESCO [ex DESCO]), et l’enseignement supérieur, qui relève de la DISUP. Et, d’ailleurs, depuis 2007, il existe deux ministères égaux en dignité juridique pour ces deux ordres d’enseignement. Le secondaire ne relève donc plus de l’Université, et d’ailleurs ce terme n’a plus guère de sens aujourd’hui, et son agrégation au primaire dans un tout d’« enseignement scolaire » l’a définitivement inclus dans l’École républicaine.

L’évolution morale, culturelle et politique du corps enseignant a contribué à cette assimilation. Jusqu’à la fin des années 1950, seuls les instituteurs étaient politisés, gavés d’idéologie et fortement ancrés à gauche. Les professeurs du second degré, majoritairement agrégés, formaient une sorte d’aristocratie de l’esprit et de la connaissance qui, alors, méritait vraiment l’appellation d’« armée du savoir » que l’on entend encore quelquefois, assez curieusement, et, souvent, étaient plutôt apolitiques ou d’idées politiques variées : beaucoup penchaient à gauche, mais beaucoup d’autres étaient conservateurs, quelques-uns étaient réactionnaires.

Mais, depuis la fin des années 1960, les professeurs ont changé ; rarement agrégés, ils ne sont plus des « abîmes de science », loin de là (on le leur demande pas, d’ailleurs), sont tous fortement ancrés à gauche ( à tel point qu’un enseignant de droite fait figure de mouton noir à trois pattes), arc-boutés sur la défense de leur statut et de leurs intérêts catégoriels, assez souvent gagnés au modernisme pédagogique (qui leur est d’ailleurs imposé par les textes ministériels et par les conditions d’exercice de leur métier) et n’ont rien à envier, en tout cela, aux instituteurs et professeurs des écoles.

Et même les professeurs d’universités ont connu cette évolution. En fait, « l’École de la République » ferryste et post-ferryste a tout naturellement débordé du primaire auquel elle s’identifiait initialement pour gagner tous les ordres d’enseignement (seuls les enseignants des grandes Écoles font exception, et encore) ; et d’ailleurs, par les temps qui courent, tous les maîtres des trois ordres d’enseignement sont attachés à cette « École de la République » idéalisée et entendent la défendre contre toute réforme visant à « démanteler le service public d’enseignement », selon leur propre expression en lui donnant une orientation ou une organisation de type libéral ou en favorisant l’émergence d’un véritables secteur éducatif privé.

On peut donc dire que « l’École de la République » remonte à la réorganisation de l’École primaire par Jules Ferry en 1881-1882, et que cette École a phagocyté lentement les autres ordres d’enseignement à tous les niveaux : corporatif, idéologique, moral, culturel, intellectuel, politique. En fait, conformément aux vœux les plus chers des instituteurs militants, toute l’institution scolaire a été alignée graduellement sur le primaire, le maître d’école faisant figure de modèle de base, de prototype, de mètre étalon du corps enseignant français.

Mais cette « École de la République » instituée par Jules Ferry n’est pas une création ex nihilo : Jules Ferry n’a fait que reprendre la conception et l’organisation de l’École primaire de Guizot en la rendant gratuite, laïque et obligatoire et en y ajoutant l’enseignement de l’histoire, de la géographie et des sciences (qui, auparavant, existait seulement dans les écoles primaires supérieures), comme le montre fort bien Christian Nique, dans son livre Comment l’École devint une affaire d’État (Nathan, 1991). Si bien qu’on pourrait faire remonter les prémices de l’École républicaine à Guizot lui-même, bien qu’il fût foncièrement antirépublicain et hostile à la démocratie. Guizot s’inspira d’ailleurs beaucoup du mode d’enseignement primaire des Frères des Écoles Chrétiennes, quoiqu’il fût de confession protestante. Mais Guizot, ennemi de la République, de la démocratie et du suffrage universel (cela signa sa perte en 1848) n’était pas moins un bourgeois roturier fermement décidé à défendre les acquis politiques de la Révolution en matière de libertés publiques et de gouvernement constitutionnel adossé à un régime parlementaire. Et il considérait, comme les hommes des Lumières et des débuts de la Révolution, que l’instruction du peuple est la condition impérieuse d’édification d’un consensus national autour des institutions politiques de la France contemporaine lentement forgées de 1789 à la chute de Napoléon. En cela, il se rattachait tout de même à Condorcet, aux hommes de la Révolution (même montagnarde) et, sous la Restauration, de la Société pour l’instruction élémentaire (à laquelle il adhérait d’ailleurs), malgré une conception étriquée et étroitement conservatrice et empreinte de misanthropie, de l’éducation du peuple. A cet égard, il se présente lui-même comme un héritier des projets scolaires de la Première République en plus d’être un précurseur de l’École républicaine ferryste.

L’École républicaine semble donc bien remonter à la Révolution française elle-même, à ses divers projets avortés, différents les uns des autres, ceux de Condorcet, Lepeletier de Saint-Fargeau, Bouquier, Lakanal, Daunou. On peut donc dire que, esquissée sous la Révolution Française, l’École républicaine se constitue graduellement au XIXe siècle, à travers les régimes successifs de la France contemporaine et gagne l’Université de France dans le dernier tiers du XXe siècle.

Retrouvez les précédents chapitres de cette tribune libre :
1 – “La France n’a jamais été la terre d’élection de la liberté de l’enseignement. Elle en paie le prix fort.”
2 – L’école des égaux
3 – Pour Yves Morel, le rationalisme étroit et réducteur de l’Ecole publique a signé son échec.