9 mai 1831 : la première tentative d’école libre en France

L’association des Amis de Montalembert a opportunément consacré une conférence, donnée à Paris le 10 mars 2012, à la première tentative d’ouverture d’une école libre en France, en mai 1831, depuis l’institution du monopole de l’ « Université napoléonienne », à l’initiative des grandes figures du catholicisme libéral. Pour éphémère qu’il ait été, cet essai d’une journée revêt une dimension symbolique. Une page d’histoire expliquée par Yves Morel.

Lamennais et ses amis

Le 9 mai 1831, Félicité de Lamennais (1782-1854) et trois de ses amis ouvrent une école libre gratuite à Paris, au 3 rue des Beaux-Arts, dans un immeuble qu’ils viennent d’acheter à cette fin. Lamennais, âgé de 49 ans, fils d’un armateur breton anobli, prêtre, a suivi, au nom de la cause de l’indépendance de l’Eglise à l’égard du pouvoir politique, un itinéraire qui l’a conduit de l’ultramontanisme royaliste (Essai sur l’indifférence en matière de religion, 1817-1823) à un libéralisme teintée d’esprit démocratique autour de1830 – en attendant son évolution vers une forme millénariste de socialisme après 1834. Les trois autres comptent parmi ses plus fervents disciples. Ce sont : un autre prêtre, Henri Lacordaire, 29 ans (le seul roturier du groupe), et deux laïcs, l’un d’âge mûr, l’économiste Charles de Coux (44 ans), l’autre, un jeune homme de 21 ans, de vieille famille noble, Charles Forbes de Montalembert.

Aux origines de l’initiative

La question scolaire siège, depuis la Restauration (1815-1830), au cœur du débat politique français. Les décrets Lakanal de brumaire an III (octobre-novembre 1794) et ventôse an III (février 1795) et la loi Daunou du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) avaient créé un éphémère système scolaire public tout en admettant la liberté de l’enseignement. Premier Consul puis empereur, Napoléon, lui, avait abandonné le primaire aux Frères des Ecoles Chrétiennes (décret du 15 août 1802), et avait constitué, pour l’enseignement secondaire et supérieur – le seul important, à ses yeux – l’Université de France (loi du 10 mai 1806 et décret d’application du 17 mars 1808) regroupant lycées[1] et facultés publics. Cette institution jouissait d’un monopole absolu en matière d’enseignement. Elle fut maintenue sous la Restauration, la monarchie espérant l’utiliser à son profit. Son monopole fut toutefois un peu écorné par la renaissance, sous la forme de petits séminaires, des collèges jésuites. Il fut durement critiqué à la fois par les libéraux et par ceux des monarchistes les plus hostiles au double legs dela Révolution et de l’Empire.

Cependant, c’est dans le domaine du primaire que le libéralisme scolaire obtint des résultats significatifs. Sous l’impulsion de la très active Société pour l’Instruction élémentaire, elle-même encouragée par la Commission Royale pour l’Instruction publique, les écoles primaires libres, tenues par des maîtres de condition laïque, se multiplièrent, surtout après l’Ordonnance Royale du 29 février 1816. La Révolution de 1830 semble marquer le triomphe de la cause de la liberté de l’enseignement. Celle-ci est à l’ordre du jour, et, de janvier 1831 au 28 juin 1833 (date de promulgation de la loi Guizot), quatre projets successifs de réorganisation du système éducatif sur des bases résolument libérales, seront examinés par les deux Chambres. Lamennais et ses amis prennent donc leur initiative – certes illégale et donc risquée – dans un climat libéral exceptionnellement favorable.

Une école originale

Lamennais et ses amis décident donc de prendre les devants et de se saisir de cette liberté qu’ils estiment légitime et à laquelle ils pensent que le nouveau régime, fruit d’une révolution libérale, va donner une sanction légale. Ils fondent une Agence générale pour la liberté religieuse qui va promouvoir leur initiative. Le 29 avril 1831, ils annoncent, dans leur journal L’Avenir (fondé en octobre 1830) et par voie d’affiches, l’ouverture prochaine d’une école libre gratuite animée par des instituteurs. Affirmant que « la liberté ne se donne pas, mais se prend », ils déclarent ne pas solliciter l’autorisation de l’Université, dont ils contestent le monopole au nom de la reconnaissance par la Charte, de la liberté de l’enseignement. Ils vont jusqu’à envisager la multiplication de telles écoles et la création, à terme d’une université libre catholique. L’école ouvre ses portes le 9 mai 1831 au matin.

De par son public (très jeune, composé d’enfants d’entre six et onze ans) et le titre d’« instituteur » que se donnent ses enseignants, cette école ressemble aux écoles primaires publiques. Mais son programme d’enseignement mêle des matières « primaires » (écriture, arithmétique) et des matières typiquement « secondaires » comme le latin et le grec. Y figurent également des disciplines « mixtes » comme le français et le catéchisme. Ainsi, du point de vue de la conception de l’instruction, cette école innove en faisant tomber la cloison étanche séparant l’enseignement primaire de l’Université (du lycée en particulier),. Instituant tout naturellement une égalité culturelle scolaire entre les jeunes de tous milieux, refusant les chasses gardées et les réserves, ce type d’école promettait un mode d’éducation et d’instruction exempt de l’esprit ségrégatif qui a caractérisé tout notre système d’enseignement depuis Napoléon et Guizot.

La réplique brutale de l’État

Mais, depuis la démission du ministère Laffitte (tenu par les hommes du parti du « mouvement », francs libéraux), le pouvoir appartient à Casimir Périer et aux hommes du parti de la « résistance » (Guizot, de Broglie, Montalivet) issus des « doctrinaires » de la Restauration et attachés aux prérogatives de l’Etat, nonobstant leurs principes libéraux. Dès le 10 mai, ils ferment l’école de Lamennais et de ses amis qu’ils traduisent devant la justice. Le procès aura lieu devant la Chambre des Pairs où Montalembert vient de succéder à son père décédé. Les prévenus disposeront ainsi d’une tribune, mais n’en seront pas moins condamnés à une amende. Du reste, ils ne sont guère soutenus : à la fin de l’année 1831, la plupart des libéraux qui soutiennent la Monarchie de Juillet ont rallié le parti de la « résistance », dans un souci de retour à l’ordre, et les évêques, soucieux de ne pas s’aliéner l’Etat, les ont imités. De plus, le pape Grégoire XVI, prudent lui aussi, et méfiant envers les possibles dérives du catholicisme libéral, adopte la même attitude : par l’encyclique Mirari vos du 15 août 1832, il condamne sans équivoque l’action de Lamennais et de ses disciples.


[1] Créés par la loi du 11 Floréal an X (1er mai 1802)