François-Xavier Bellamy : soyez les dépositaires émerveillés de la richesse de notre langue

« Les mots sont notre trésor, et c’est un trésor fragile », tel est le message enthousiaste que François-Xavier Bellamy, professeur agrégé de philosophie et maire-adjoint de Versailles, a adressé aux trente lauréats du Grand Prix de langue et de culture françaises de la Fondation pour l’école, lors de la remise des prix qui a eu lieu le 20 juin à Paris. Il a exhorté ces jeunes passionnés de littérature à être les « dépositaires émerveillés de notre langue ».


Allocution de François-Xavier Bellamy au Grand… par liberte-scolaire

Monsieur le Président, Madame la Directrice,

Mesdames et Messieurs les Membres du Jury,

Chers élèves,

Mesdames et Messieurs, chers amis,

Cette année encore, nous nous retrouvons pour ce bel évènement du Grand Prix de la Fondation pour l’Ecole. Et cette année encore, Anne Coffinier m’a demandé de vous dire quelques mots ; je voudrais profiter de ce grand honneur qui m’est fait pour réfléchir un instant avec vous sur l’occasion qui nous réunit.

Nous sommes tous venus pour vous, chers élèves, qui avez participé à ce concours. Si nous sommes là ce matin, c’est parce que vous avez écrit des histoires, et que nous les avons lues. J’ai été impressionné de l’étendue de vos talents : en suivant vos récits, nous avons été touchés, intrigués, amusés. Vous nous avez emmenés dans des salles de musée où les tableaux parlent, ou vers des châteaux dont les portes cachent le mystère…

En écrivant, vous avez ouvert les mêmes sentiers imaginaires à tous ceux qui ont lu et liront vos récits ; vous avez ouvert la voie d’aventures sans cesse renouvelées.

Cette expérience partagée est à elle seule un miracle : le miracle de la langue, qui repose sur la force singulière des mots.

Chers élèves, voici l’expérience que vous avez faite – cette expérience qui nous réunit maintenant : vous avez éprouvé la puissance des mots. Dans un instant, nous écouterons l’une de vos histoires ; et le miracle s’opérera de nouveau. Par la parole que nous entendrons, par le jeu des mots que vous avez choisis, nous serons de nouveau réunis dans une même aventure intérieure.

Qu’est-ce qu’un mot ? C’est, comme un objet matériel, quelque chose que nous percevons, par le regard ou par l’écoute. Nous voyons les lettres danser sous nos yeux au milieu de la profusion des choses visibles ; nous entendons les syllabes, les consonnes, les voyelles, qui chantent comme n’importe quel bruit à nos oreilles.

Mais le mot n’est pas n’importe quel son, et nous ne le voyons pas comme n’importe quel autre objet. S’il possède une puissance singulière, c’est parce que cette chose que nous pouvons voir ou entendre a un sens. Voilà la clef du miracle.

Écoutez : si je vous dis le mot “école”, chers amis, je suis certain qu’il suffit de ces deux syllabes, de ces cinq lettres, pour que bien des images vous viennent à l’esprit – des souvenirs, des attachements, et peut-être des préoccupations ou des projets. Je suis sûr qu’il suffit de ce mot pour que nos pensées se rejoignent.

Les mots ont un sens ; voilà tout le miracle de la langue. C’est grâce à lui que nous avons suivi, captivés, les aventures que vous nous avez racontées. Voilà ce qui vous a donné de communiquer le fruit de votre imagination, et ce qui nous a permis de la partager.

Parce qu’il a un sens, le mot est seul capable de nous relier les uns aux autres. Parce qu’elle a un sens, la parole permet d’échanger des idées, de les produire et de les approfondir ; elle peut réunir les hommes et additionner leurs énergies. Elle forge des amitiés, suscite des choix, sauve des vies – ou en détruit. Un mot, un simple oui, peut vous engager pour toute votre existence. Un mot suffit à déclarer la guerre, ou à faire la paix ; un mot peut bâtir des cités entières. Sans ce miracle des mots, il n’y aurait point de communauté humaine, et nous serions condamnés au silence de la solitude.

Mais voilà, ce miracle est une merveille fragile. Chers élèves, vous qui avez la chance de passer vos journées à découvrir le sens des mots, il faut que vous sachiez cette chose terrible : les mots peuvent perdre leur sens.

Vous l’imaginez, c’est la plus grande catastrophe qui puisse se produire. Que se passerait-il si les mots n’avaient plus aucun sens ? Comment pourrions-nous nous comprendre, comment pourrions-nous nous parler ? Nous serions comme des étrangers les uns pour les autres, incapables de nous rejoindre dans un véritable dialogue. Les mots n’auraient plus aucun effet : il nous serait impossible de nous entendre, de nous exprimer – impossible de nous réunir, et de nous aimer !

Cette expérience, vous l’avez peut-être déjà vécue… Lorsque quelqu’un vous a menti, ou qu’un autre parle à tort ou à travers, la catastrophe ne manque pas de se produire en effet : les mots perdent leur sens. Nous n’arrivons pas à les croire ;  ils ne veulent plus rien dire pour nous. Même le meilleur ami, si sa parole ne signifie rien, ne peut plus nous parler. Même le plus proche nous devient étranger.

Chers amis, nous en avons fait une fois de plus la douloureuse expérience dans les derniers mois : la parole la plus nécessaire à notre société, qui est la parole politique, a été vidée de son sens par ceux à qui elle avait été confiée. Et lorsque nous avons eu besoin d’elle, au moment de faire les choix qui engagent notre pays, nous avons eu le sentiment de ne plus pouvoir nous parler, parce que les mots de la parole publique ne signifient plus rien pour bon nombre d’entre nous. Or, notre cité est construite sur la langue ; vivre en cité, nous dit Aristote, c’est d’abord partager un même logos, un discours raisonné, par lequel une communauté de destin s’accomplit dans l’exercice du discernement partagé. Parler ensemble du bien et du mal, des buts que nous voulons poursuivre, c’est là l’essence même de l’expérience politique. Et lorsque cesse ce dialogue de raison, la politique cède la place à la violence. Lorsque les mots n’ont plus de sens, ils ne servent plus qu’à l’insulte, à l’invective, à la caricature, à tout ce qui clôt la communication qu’un langage commun devrait ouvrir. Lorsque les mots n’ont plus de sens, la cité se dissout, et s’annonce la barbarie ; savez-vous, chers élèves, d’où vient le mot de barbare ? Les Grecs l’ont forgé en imitant les sons inarticulés qui sortent de la bouche d’un peuple qui ne partage pas le sens des mots, qui ne possède pas le logos. Lorsque nous ne pouvons plus parler, il ne nous reste que l’expression brutale de la force.

Vous l’avez compris, chers élèves : les mots sont notre trésor, et c’est un trésor fragile. Vous avez reçu, dans vos familles, dans vos écoles, le sens de ces mots que vous employez chaque jour, et de ceux que vous découvrez encore. Vous avez fait la belle expérience du miracle de la langue, en écrivant ces récits que nous partageons ; et c’est ce miracle qui nous rassemble encore ce matin.

Parmi votre génération, bien peu nombreux sont ceux qui ont reçu comme vous ce trésor. Combien d’enfants sont étrangers à leur propre langue ? Combien d’élèves ont été privés du sens des mots, du vocabulaire le plus essentiel ? Vous voilà donc responsables du miracle de la langue : c’est à vous de le sauver. C’est à vous de le continuer.

Si vous voulez que les mots gardent leur sens, si vous refusez d’être condamnés à vous exprimer par la force – ce qui revient à ne plus s’exprimer du tout, alors cela suppose de faire des choix.

Cela suppose de respecter les mots, de ne jamais les travestir ou les galvauder, de ne pas employer légèrement les mots les plus forts et les plus importants.

Cela suppose d’aimer les mots : ne cédons jamais à la tentation de la laideur dans l’expression, de la banalité du “gros mot” ! Le défi enthousiasmant que nous avons à relever doit nous entraîner à travailler pour mieux connaître et faire connaître l’infinie beauté de notre langue. Aimer les mots, c’est lire, dire, écrire, écouter la littérature. C’est apprendre par coeur la poésie, qui fait entrer par le coeur la matière même, la musique, la chair des mots – qui nous fait comprendre la rencontre de nos sens et de leur sens.

Cela suppose, enfin, de protéger le sens des mots, lorsque nous les employons : de ne pas parler pour ne rien dire, et de ne rien dire que nous ne pensions vraiment, ou que nous ne voulions vivre.

Chers amis, nous sommes les dépositaires émerveillés d’un grand miracle : le sens des mots est un trésor fragile, ténu, que la longue histoire de notre langue a mis des siècles à sécréter. En suivant l’exemple que vous nous avez donné aujourd’hui, par la vivacité et la jeunesse de vos belles plumes, nous voulons continuer à faire rayonner ensemble ce trésor : explorer la beauté de la langue, et permettre à nos contemporains d’en être touchés, voilà le seul moyen de sauver les mots. Qu’il me soit permis de remercier, pour conclure, toute l’équipe de la Fondation pour l’Ecole, qui mène un combat décisif, à travers ce prix et dans toute son action, au service de notre langue, qui est condition de la survie de notre société.

Paris, le 20 juin 2012