Le problème de l’éducation aujourd’hui tient à ce qu’il y a une contradiction entre une conception de l’épanouissement de l’enfant fondée sur le libre développement personnel, et la nécessaire transmission des savoirs qui constitue la donnée élémentaire de toute éducation, et tout particulièrement de l’instruction scolaire. Les savoirs ainsi transmis sont, de manière plus ou moins confuse, perçus comme extérieurs à la personne de l’enfant, et donc comme contrevenant à sa liberté. Mais en même temps, on sait bien qu’il faut instruire. Cette contradiction, on peut en trouver l’enracinement dans l’anthropologie individualiste moderne comme telle, mais elle trouve une expression particulièrement nette à partir de la réflexion en biologie au XIXème siècle, réflexion qui a conduit à inventer la psychologie de l’enfant. Se développe en effet alors une conception de l’enfant qui en fait le point de rencontre du passé et de l’avenir, à partir d’une anthropologie évolutionniste et matérialiste, c’est-à-dire d’une théorie qui s’efforce de nier le caractère immatériel de l’âme humaine, et de penser ainsi l’homme dans la continuité évolutive de l’animal. On s’efforce donc d’expliquer la pensée, la conscience et le langage à partir de la psychologie de l’animal, autrement dit de faire la psychogenèse des facultés cognitives humaines. Dès lors, le tout jeune enfant est un témoin privilégié pour le savant, car, puisqu’il n’a pas encore un langage verbal, ce savant peut postuler qu’il se trouve être une sorte de chaînon entre l’animal et l’homme formé. D’où le développement de la psychologie de l’enfant, qui a pour but originel de saisir la pensée à sa naissance et dans ses premières expressions. L’enfant est alors, d’un côté, perçu comme l’héritier de tout le passé phylogénétique de l’homme, de l’autre comme l’être qui n’est pas encore formé, donc toujours en évolution et promesse d’une nouveauté possible. Le premier point de vue s’exprime dans la théorie, aujourd’hui oubliée, dite de la récapitulation, défendue par des penseurs comme Häckel et Spencer, qui conçoivent que le développement de l’individu (l’ontogenèse) suit les mêmes étapes que le développement (historique) de l’espèce (la phylogenèse). Il faut donc laisser la nature suivre son cours dans l’enfant. Le second point de vue fait de celui-ci le porteur du progrès à venir, progrès de la société, voire de l’espèce humaine. Ce progrès étant imprévisible, il ne faut pas non plus contrarier la libre expression de l’enfant. Les deux points de vue articulés font que l’enfant, en même temps qu’il est porteur du passé, est celui qui apporte une rupture, laquelle est par définition bonne, puisque l’évolution, dans leur conception, est toujours un progrès. Il faut bien avoir à l’esprit, en effet, que ces considérations sont celles de biologistes, et qu’il s’agit, dans leur idée, d’un héritage naturel et non culturel. Et l’on ne saurait contrarier la nature.
Les conséquences pédagogiques générales sont assez aisées à percevoir. Si la nature parle, il faut la respecter. Or, dans un cadre matérialiste, la nature ne saurait être qu’individuelle, elle est une histoire et non un ensemble de caractères stables. On recentre donc l’éducation sur l’enfant, par différence avec l’élève, qui n’est pas un donné de nature. On développe une conception spontanéiste de l’éducation, dont le but est de laisser le plus et le mieux possible s’exprimer cette histoire individuelle, et qui préconise donc la moindre intervention du maître, selon la crainte que les savoirs déjà formés enferment l’enfant dans un stade antérieur de l’évolution, et selon l’idée que l’enfant est par nature créateur. Enfin, puisque l’enfant est porteur de progrès, il peut en être le moyen. N’est pas exclue, par conséquent, la tentation, d’ordre plus politique, d’instrumentaliser son éducation pour promouvoir une nouvelle société, en accompagnant en quelque sorte l’évolution, qui serait comme devenue consciente d’elle-même.
Les échos contemporains de ces divers points sont évidents. L’application conséquente et continue de ces théories a conduit à ce que d’aucuns ont nommé la débâcle actuelle de l’école, et, au-delà, de l’éducation. Ottavi retrace de manière très claire dans son ouvrage les étapes de cette histoire : le développement de la biologie évolutionniste ; la naissance et le développement de la psychologie de l’enfant, avec le rôle de personnes comme Taine, Darwin, Preyer, Baldwin et les psychologues américains, parmi d’autres ; le développement des théories pédagogiques qui en découlent, jusqu’aux théories de Claparède et de son disciple Piaget, lequel est un point d’aboutissement de ce vaste mouvement, mais qui n’est pas sans masquer l’origine biologique des raisonnements par le recours à l’épistémologie, dans sa théorie des stades de l’intelligence.
En fin de compte, ce que nous enseigne cet ouvrage, c’est que ces théories confondent éducation et développement, leur fond matérialiste conduisant à concevoir la vie de l’esprit sur le mode de la vie du corps. Le pragmatisme qui les imprègne conduit à affirmer, avec William James, que nous pensons pour vivre, ce qui est réduire la pensée à sa seule dimension pratique, et en fin de compte rabattre l’activité qui fait la différence essentielle de l’homme sur l’activité générale et indéterminée qu’il a en commun avec l’animal, voire tout vivant. Ainsi, c’est la spécificité humaine qui est ignorée. Ce n’est donc qu’à la condition de reconsidérer la nature humaine, d’une part, et de redéfinir le savoir, en rompant avec sa définition pragmatique, de l’autre, que l’on peut espérer se sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Que l’on ne s’y trompe pas : l’éducation est davantage qu’une question morale, ou même qu’une question politique, c’est un enjeu de civilisation.
Guilhem Golfin,
Paris, le 4 octobre 2013.