Le Rocher a créé une classe “passerelle” dans un quartier du 10è arrondissement. Liberté Scolaire a recueilli pour vous le témoignage des personnes sur le terrain.
Comment est né ce projet?
Le projet s’appuie sur l’expérience de l’association Le Rocher Oasis des Cités qui a pour but de mener des actions sociales et éducatives auprès des populations des quartiers défavorisés. Elle est présente depuis septembre 2009 dans le quartier Louis Blanc à Paris (10e arrondissement), avec de nombreuses activités : accompagnement à la scolarité, accueil de loisirs, visites de familles, accueil parental, ateliers lecture, sorties pour les adolescents, etc.
Environ 130 familles sont suivies de manière régulière par Le Rocher, et une cinquantaine d’enfants sont accueillis chaque soir à l’aide aux devoirs. C’est dans cette lignée que nous avons ouvert, à cette rentrée 2013, une petite classe de prévention contre le décrochage scolaire, comme il en existe une depuis septembre 2011 dans l’antenne de Toulon –La Beaucaire.
Pourquoi cette classe ?
Nous sommes partis d’un constat : sur l’ensemble des élèves accueillis dans nos antennes à l’aide aux devoirs, une bonne partie sont en grande, voire très grande difficulté. Ils ne sont pourtant pas moins intelligents que les enfants issus de quartiers plus aisés ! Mais la petitesse des logements n’aide pas à se concentrer ; beaucoup d’enfants ne parlent pas français à la maison ; les familles ont souvent de telles difficultés de tous ordres que le suivi de la scolarité n’est pas une priorité : voici quelques raisons parmi d’autres qui peuvent expliquer le retard pris par beaucoup d’enfants. Ces derniers risquent ensuite de sortir du système scolaire, et il deviendra à ce moment-là bien plus difficile de les aider.
C’est donc dans la lignée de notre accompagnement des familles qu’il nous a semblé intéressant de pouvoir proposer à quelques enfants, dès l’âge primaire, d’intégrer cette classe à petit effectif comme une véritable oasis dans laquelle ils peuvent se poser, reprendre confiance en eux, retrouver le goût de l’école, pour rattraper petit à petit les retards dans les apprentissages.
Quelles sont les familles concernées ?
Le projet a été proposé à toutes les familles suivies par Le Rocher dans l’antenne de Paris Louis-Blanc.
Quelles ont été les difficultés rencontrées pour le recrutement des élèves ?
Les familles accompagnées par Le Rocher sont pour la plupart d’origine étrangère, et donc pas forcément à l’aise avec le français écrit, les administrations, etc. Cela a donc été un très grand pas pour elles d’oser retirer leurs enfants du système ordinaire, connu et donc plus rassurant… Et un grand acte de confiance dans l’association ! Certains enseignants des écoles du quartier se sont aussi parfois révélés méfiants, et ont déconseillé aux familles d’entrer dans ce projet : certaines n’ont pas osé passer outre.
Comment la classe est-elle financée ?
La classe est intégralement financée par la Fondation Stanislas pour l’Education, même si les familles donnent une petite participation mensuelle.
Quels sont les profils des élèves actuels ?
Quatre élèves sont accueillis pour l’année scolaire 2013-2014 : un CE2, deux CM1 et un CM2 ; deux ont un an de retard scolaire ; trois sont arrivés en grande difficulté scolaire et le quatrième nous a été confié parce que ses parents redoutaient les mauvaises influences de ses camarades à l’école.
Quelle est la ligne pédagogique de la classe ?
La pédagogie est entièrement individualisée et en bonne partie inspirée de Maria Montessori. Chaque élève bénéficie d’un ajustement quotidien à ses progrès et ses difficultés et bénéficie d’un plan de travail personnel qui lui permet de travailler à son rythme et de façon très autonome. La manipulation est très présente dans tous les apprentissages.
Le statut « hors-contrat » de la classe nous permet de nous concentrer sur les apprentissages fondamentaux : français et mathématiques. Nous pensons en effet qu’un élève qui rattrape son retard en lecture ou en raisonnement n’aura pas de problème ensuite dans les autres domaines. Plus l’élève avance et se rapproche du jour où il pourra suivre un cursus ordinaire, plus l’enseignante tente de travailler au plus près des programmes de l’Education nationale pour faciliter la transition.
Nous proposons aussi aux élèves de multiples activités culturelles : visites de musées et monuments parisiens, ateliers cuisine une fois par mois (pâtisserie, pain, voire repas complet partagé ensuite), arts plastiques, atelier périscolaire de chant, etc. La classe est accueillie une après-midi par semaine par l’école Stanislas pour un temps à la bibliothèque suivi d’une séance de piscine, avec les élèves de l’école. Une classe de nature rassemblera les élèves de la classe de Paris et de celle de Toulon en juin.
Quelles sont ses spécificités ?
La classe est une classe passerelle : il s’agit d’accueillir l’enfant une ou plusieurs années, en fonction de ses besoins, mais de l’aider ensuite à réintégrer une structure ordinaire. Nous travaillons dans cette optique à développer des partenariats avec des écoles privées, avec ou sans projet particulier (classes de collège à petit effectif par exemple) ; nous accompagnons la famille, lorsque l’enfant est prêt à quitter la classe, dans sa recherche d’une structure dans laquelle il se sentira bien et pourra continuer à avancer dans cet élan reçu au Rocher. Le petit nombre d’élèves permet également une très bonne connaissance des familles, que l’on rencontre régulièrement chez elles ou à l’école : la relation de confiance tissée sécurise l’élève et permet aux parents d’être vraiment au centre de l’éducation de leurs enfants.
Quel premier bilan au bout de sept mois d’existence ?
Quelle expérience passionnante ! D’un point de vue humain d’abord tout a changé : arrivés anxieux, porteurs du poids d’années d’échecs et du sentiment de ne pas être à leur place à l’école, voilà les élèves détendus et souriants, car ici ils ont de droit de se tromper et de se faire réexpliquer les choses autant de fois que nécessaire… Et la maîtresse est disponible à tout moment ! Beaucoup de progrès dans l’attitude également : politesse, sens du service… Ils ramassent spontanément ce qui est à terre et se battent pour passer la serpillière le jour du ménage !
De gros progrès dans l’autonomie et la facilité à apprendre (leçons, poésies, etc) ont vite été évidents.
Chacun des quatre enfants accueillis commence aussi à aimer lire, ce qui est un pas énorme…
Chaque élève est plein de bonne volonté et désireux d’avancer : les progrès suivent forcément, à plus ou moins grande échelle suivant les enfants et les domaines d’apprentissage, mais globalement le bilan de ces premiers mois est très positif.
Bien entendu, on ne peut prétendre pallier toutes les lacunes d’un élève en un an ; nous regrettons de n’avoir pu accueillir l’élève de CM2 un an plus tôt car, malgré ses efforts et ses progrès réels, il risque de ne pas pouvoir suivre une sixième classique.
Et à la rentrée 2014 ?
Trois élèves sur quatre (le dernier ayant déjà 12 ans et devant donc entrer en sixième) demandent à rester dans la classe ! Les parents de l’un veulent nous confier également la petite sœur, et nous commençons à recevoir des demandes d’autres familles. L’exiguïté des locaux ne nous permettant pas d’accueillir plus de 6-7 élèves, il faudra faire des choix…
Paroles de parents…
– “Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous avez changé notre vie! Je ne pourrai jamais vous remercier assez. Avant il fallait tout refaire le soir avec R. , il ne comprenait rien et ça prenait des heures. Maintenant il comprend et est beaucoup plus détendu, souriant, ouvert. Il raconte sa journée, ce qu’il ne faisait pas…ça a tout changé à la maison!”
– A. une maman à qui je demande ce qu’elle envisage pour son fils l’an prochain : “Ah, je vous le laisse bien sûr! Avec vous il est bien, il est calme, il a des bonnes notes…et je vous mettrai sa petite sœur aussi !”
… et d’élèves :
– « Maîtresse, c’est sûr, je reste avec vous jusqu’en CM2! »
– A l’heure de la récréation : « Déjà? Attendez maîtresse, je finis mon opération ! Oh la la, on ne peut pas travailler tranquillement ici ! »
– « Ici on travaille beaucoup plus qu’avant, mais on y arrive mieux… »
– « Avant je n’avais que des mauvaises notes… Maîtresse, c’est la première fois de ma vie que j’ai plus de 5 sur 20 ! »