« Allô Raymond, comment ça va ?
– Très bien, pourquoi ?
– Ça ne fait rien, on attendra ! »
Les détracteurs des langues anciennes, eux, n’ont jamais eu la patience d’attendre : ils expliquent à tout le monde que le latin et le grec sont enterrés, simplement parce que, dans leur grande maturité, ils ne supportent pas que la réalité ne se conforme pas à leurs désirs. Finalement, fatigués de répéter à un demi-million d’élèves latinistes et hellénistes que plus personne ne veut faire de latin et de grec, ils veulent nous enterrer tout vifs.
Mais il y a plus : à qui est assez faible pour les croire, ils peignent un ragoûtant portrait du latiniste en zombie, ou plus précisément en vieux réactionnaire, ce qui n’est pas beaucoup mieux.
C’est à se demander qui a du mal à s’adapter à la réalité actuelle : nous ou eux. Car les profs de latin et de grec, en France, en 2015, ne sont pas ce que le Ministère se plaît à faire croire.
Latin et grec : cette alliance qui s’ignorait rebelle
Je fais partie de ces enseignants-chercheurs en langues anciennes pas tout à fait trentenaires qui ont toujours connu le latin et le grec sous la forme d’options menacées. Les cours de latin toujours placés à 8h ou en toute fin de journée, j’ai connu. Les cours de grec ancien le mercredi midi, donnés par une prof qui donnait gratuitement l’une de nos heures hebdomadaires afin qu’on ait notre volume horaire complet pour préparer la spécialité grec ancien au Bac, j’ai connu aussi. Rien de tout ça ne nous a démontés. Les petits collégiens qui se sont entêtés et qui ont traversé toute leur scolarité malgré les flèches des clichés et les goulets des réductions d’horaires, c’est nous. Même qu’on serait prêts à le refaire.
D’ailleurs, sur le moment, ça n’avait pas l’air si héroïque. Il suffisait d’écouter un minimum en cours.
En échange, nous avons appris peu à peu à nous orienter parmi le dédale des mots d’un texte et à traduire ce texte en reconnaissant, à partir des terminaisons des mots, quelle était leur fonction grammaticale dans une phrase. Nous en avons tiré une capacité d’attention aux mots plus grande, et une meilleure maîtrise de l’articulation entre les mots et les idées, puisque nous passions notre temps à chercher comment rendre telle construction typiquement latine ou grecque par telle autre qui passait mieux en français sans trahir le sens du texte original.
Et puis il y avait la civilisation, bien sûr, l’histoire, la vie quotidienne, les mythes. Les deux allaient de pair, la langue et la culture. Quand j’ai pu lire et écrire mes premiers mots en latin, je me suis pris pour un sorcier (et je ne connaissais pas encore Harry Potter). Que dire quand nous avons appris ce mystérieux autre alphabet surgi du fond des âges, l’alphabet grec, et que nous avons commencé à lire des phrases où nous rencontrions quotidiennement Zeus et son keraunos (foudre), les theoi (dieux) et les anthropoi(humains), le Minotauros et beaucoup d’autres ? Pour croire ces enseignements « pas assez ludiques », il faut vraiment ne rien en connaître.
Les détracteurs de ces options les présentent comme réservées aux « héritiers » dont parle Bourdieu. Ils voudraient vous faire croire que ces options ne sont pas accessibles à tous, alors qu’elles le sont, et qu’ils vont les rendre accessibles à plus de monde, alors que leur réforme va provoquer la fermeture de ces options partout sauf dans les établissements privilégiés. Alors certes, il y a des choses à réformer pour améliorer la situation actuelle. Mais cette réforme-là prépare le contraire de ce qu’elle prétend. Se piquer de sociologie au service d’une réforme réactionnaire, la belle affaire ! Quand on prétend remédier aux pannes de l’ascenseur social, on ne le remplace pas par un mur d’escalade.
La vérité est que ces options ont bel et bien profité aussi à des élèves issus de milieux non favorisés. J’ai commencé en ZEP et je n’étais pas le seul. Ni moi ni beaucoup de mes camarades n’avions de gros bagage culturel en matière d’humanités. Nous avons tout découvert petit à petit. La culture dite classique, la culture dite populaire et les blagues potaches cohabitaient sans complexe dans nos conversations. L’Antiquité, pour nous, c’était autant Les Pilleurs de sarcophages d’Odile Weulersse que la troisième déclinaison, c’était autant Ulysse 31 que l’Odyssée, autant Jason et les Argonautes que le Gaffiot abrégé, autant les Ages of Empiresou Age of Mythology que les guerres puniques, autant les dialogues d’Astérix et Cléopâtre que Tu quoque, mi fili.
Culture hybride, innovation pédagogique, diffusion des dernières découvertes, humanités numériques : la (vraie) vie des profs de Lettres classiques
Cette génération des apprenants de l’extrême, ces geeks de l’Antiquité prêts, au grand dam des « pédagogues », à retarder un peu l’heure du goûter pour s’escrimer sur la conjugaison du parfait ou réviser les attributs des dieux de l’Olympe, s’est transformée désormais en une nouvelle génération de professeurs de Lettres classiques qui œuvre depuis quelques années dans les collèges et les lycées de tout le pays, voire prépare des thèses et cherche des postes dans les universités. Cette génération est bien différente des précédentes, encore tout imprégnées de la scolarité d’après-guerre. Elle n’a pas appris les langues anciennes de la même façon, et ne les enseigne pas de la même façon. Comme chaque nouvelle génération d’enseignants, elle sait innover.
Cette génération-ci est placée sous le signe d’une hybridation des cultures typique de la société française du début du XXIesiècle. Enjointe au sexy et au cool par le feu roulant de propos discriminatoires, elle s’est mise en quatre pour renouveler l’enseignement des Lettres classiques. Elle navigue aisément de l’analyse d’une étymologie ou d’un passage d’un auteur grec ou latin à celle d’un extrait de péplum ou d’une planche d’Astérix, de Murena ou des Chroniques de l’Antiquité galactique.
Ces professeurs, à l’état d’élèves ou d’étudiants, ont connu le renouveau du péplum avec Gladiator, puis la série Rome, les Percy Jackson, 300 et le Choc des titans, bref, le nouveau déferlement de la mythologie américanisée, et ils savent à quel point il est indispensable de pouvoir l’analyser. Ils ont aussi connu des élèves de plus en plus déroutés devant leur propre langue en cours de français, et savent à quel point la pratique des langues anciennes peut les aider.
Au fait des derniers développements de la recherche française, européenne et mondiale, les profs de Lettres classiques actuels peuvent projeter aux élèves, en classe, des extraits de films, mais aussi des pièces de théâtre de Plaute dans les mises en scène contemporaines, ou les entretiens de Jean-Pierre Vernant sur les mythes grecs, voire des morceaux de musique antique reconstitués par l’ensemble Kérylos, sans parler des docu-fictions français ou britanniques du type Le Destin de Rome ou Le Dernier Jour de Pompéi.
À l’écoute des dernières découvertes archéologiques et des dernières avancées de l’anthropologie historique, ils peuvent rappeler que les temples et les statues des Grecs étaient peints de couleurs vives (alors que tant de films s’évertuent encore à les garder tout blancs) ; ils peuvent expliquer que les Gaulois n’avaient pas d’ailes sur leurs casques, mangeaient plus d’animaux d’élevage que de sanglier et formaient une mosaïque complexe de peuplades autonomes bien plutôt que « la France avant la France ».
Au besoin, ils donnent aussi un coup de main pour décortiquer l’émission du dernier ingénu qui pense avoir retrouvé l’Atlantide ou pour descendre en flammes ces ésotéristes et ces gourous dont les conférences, prétendument philanthropes, font en réalité du rabattage pour le compte de telle ou telle secte (vous savez, ces sectes aux noms trompeusement scientifiques mal bricolés à partir de racines grecques…).
Élevée à l’informatique, cette génération s’est longuement escrimée sur les polices grecques et a vécu l’arrivée de l’Unicode. Pour ses recherches et la préparation de ses cours, elle dispose d’innombrables sites Web et de bases de données en ligne (Itinera Electronica, la Perseus Digital Library, le LIMC pour les images, le Thesaurus Linguae Graecae, le portail Persée pour les revues, sans compter les sites des musées comme le Louvre). Pour préparer leurs cours, ces enseignants peuvent compter sur des logiciels libres comme Collatinus intégrant des dictionnaires en ligne.
Pour intéresser les élèves, ils expérimentent, alternant la grammaire, la civilisation et la mythologie, croisant littérature, histoire, histoire des arts et archéologie, insufflant ici du ludique, là un peu de latin parlé, ailleurs un projet d’arts plastiques : l’interdisciplinarité, ils la connaissent depuis belle lurette. À l’occasion, ils contribuent en bénévoles à Wikipédia (voyez legroupement de portails sur le monde antique) ou postent sur Wikimedia Commons des photos librement diffusables d’œuvres antiques en haute définition (allez voir les vases grecs, par exemple).
Pour intéresser les élèves, ils expérimentent, alternant la grammaire, la civilisation et la mythologie, croisant littérature, histoire, histoire des arts et archéologie, insufflant ici du ludique, là un peu de latin parlé, ailleurs un projet d’arts plastiques : l’interdisciplinarité, ils la connaissent depuis belle lurette. À l’occasion, ils contribuent en bénévoles à Wikipédia (voyez legroupement de portails sur le monde antique) ou postent sur Wikimedia Commons des photos librement diffusables d’œuvres antiques en haute définition (allez voir les vases grecs, par exemple).
Imaginer une prétendue guerre entre le Gaffiot et l’iPad, comme le fait un article récent de L’Obs en opposant Régis Debray à Najat Vallaud-Belkacem, c’est ignorer que le Gaffiot et tous les dictionnaires de langues anciennes circulaient en version numérique bien avant la sortie de l’iPad. De tels préjugés ne tiennent pas longtemps face à la réalité de la recherche dans ce domaine qu’on appelle les humanités numériques, qui est en plein essor et dont les professeurs du secondaire profitent aussi.
Faut-il rappeler que le Thesaurus Linguae Graecae, cette incroyable base de données qui rassemble sous forme numérique l’ensemble de la littérature grecque antique, a été commercialisé en CD-Rom dès 1985 et que c’était à l’époque le premier CD à stocker autre chose que de la musique (il se trouve désormais entièrement en ligne) ?
En France, pour les professeurs de collège, faut-il rappeler au Ministère l’existence de sites comme Weblettres, ou même son propre site Eduscol, qui propose notamment des ressources pour les langues anciennes ?
Faut-il rappeler que le Thesaurus Linguae Graecae, cette incroyable base de données qui rassemble sous forme numérique l’ensemble de la littérature grecque antique, a été commercialisé en CD-Rom dès 1985 et que c’était à l’époque le premier CD à stocker autre chose que de la musique (il se trouve désormais entièrement en ligne) ?
En France, pour les professeurs de collège, faut-il rappeler au Ministère l’existence de sites comme Weblettres, ou même son propre site Eduscol, qui propose notamment des ressources pour les langues anciennes ?
De qui se moque-t-on avec ces clichés ridicules ? Nous avons déjà des outils numériques, nous ne demandons qu’à en avoir davantage : qu’on nous en donne donc, des Gaffiot sur iPad, mais d’abord, qu’on nous laisse déjà des volumes horaires décents pour assurer nos cours !
Des mensonges multipliés avec une frénésie panique
Heureux d’avoir franchi avec succès toutes les épreuves jusqu’à présent, très (trop ?) imprégnés de cette philosophie antique qui valorise la recherche de la sagesse plutôt que celle de la richesse ou de la renommée et qui méprise l’orgueil et la démesure, ces profs de Lettres classiques nouvelle génération sont indécrottablement pleins d’énergie et avides de diffuser autour d’eux ce savoir acquis de haute lutte.
Chaque année, ils se battent pour obtenir la reconduction de leur volume horaire, parfois face à des chefs d’établissement qui louvoient avec la loi en n’attribuant pas les heures prévues par le Ministère (qui ferme les yeux).
Chaque année, ils vont présenter les options de langues anciennes aux élèves de 6e et de 4e, démontent les clichés auprès des enfants et des parents, ou, pire, de principaux ou d’inspecteurs si pétris de préjugés qu’ils n’ont pas le centième de la curiosité d’un élève de 6e.
Se retrouver aux prises avec leur propre ministère, au fond, n’est qu’une épreuve de plus. Elle n’en est pas moins scandaleuse. Aussi aberrant que cela paraisse, la Ministre et les gens chargés de promouvoir cette réforme fondent leur communication sur un déni complet de la réalité si patent qu’on finirait par en être gêné pour eux, si ce n’était pas à eux d’en avoir honte.
Quand on a étudié la rhétorique antique, on décortique sans mal la rhétorique ministérielle. Celle-ci ne brille pas par son caractère constructif, mais par sa violence. Mensonges patents, calomnies à peine voilées, mépris et cynisme n’ont rien à envier aux tactiques mises en œuvre dans le privé contre les employés trop remuants.
Rappelons aux communicants, à la Ministre et aux journalistes que les déclarations faites sur les plateaux télévisés ou même en réponse aux questions posées à l’Assemblée n’ont pas valeur de loi : c’est sur les projets d’arrêtés, sur les volumes horaires, sur les budgets et sur les programmes que cette réforme doit être évaluée.
Or, en dépit des déclarations d’intentions, les moyens ne sont pas là, les programmes ont été supprimés, les options sont extrêmement fragilisées (en langues anciennes comme en langues vivantes, étrangères ou régionales) et, dès qu’on prend un peu de recul, c’est l’étude de l’Antiquité à tous les niveaux qui est mise en danger.
Aucune rhétorique ne peut maquiller cela face à une lecture attentive des textes. Tout ce que ces prétendus réformateurs peuvent tenter de faire et qu’ils s’emploient à faire avec une frénésie panique, c’est brouiller les pistes en multipliant les annonces contradictoires et encourager la population à se complaire dans les préjugés anti-intellectualistes au lieu de regarder ce qu’on s’apprête à lui enlever.
Mais si les concepteurs de cette réforme pensaient réellement que tous les amoureux de l’Antiquité étaient de vieux croulants réactionnaires, ou qu’ils pourraient faire gober ça aux gens en dépit de la réalité du terrain partout dans le pays, ils vont au-devant d’énormes désillusions. Les enseignants de Lettres classiques du XXIe siècle, quant à eux, ont encore de beaux jours devant eux, merci. Mais avant tout un combat à mener, ici et maintenant.
Quelques liens pour s’informer et pour agir
Le site “Avenir latin grec”, lancé par deux professeurs de Lettres classiques, propose une analyse de la réforme qui explique les inquiétudes des enseignants. Le site rassemble aussi une revue de presse et une revue de Web très complètes, qui incluent aussi les analyses, articles et tribunes des deux camps (aussi bien les opposants que les partisans de la réforme) : idéal pour s’informer, donc.
Le site de l’association Arrête ton char contient de nombreuses ressources, dont un dossier récapitulatif sur l’enseignement du latin et du grec dans la réforme (qui reprend chronologiquement et analyse les projets d’arrêtés, les programmes et les déclarations variées émanant du Ministère). Il propose aussi une infographie “Avant/Après la réforme” pour comprendre ce qui changerait. Si ça vous donne l’impression que la réforme est une usine à gaz illisible, vous risquez d’avoir raison, mais il faut s’y coltiner pour comprendre ce qui va et ce qui ne va pas.
Deux pétitions de soutien aux langues anciennes (chacune dépassant actuellement les 35 000 signatures) :