Prendre des vessies pour des lanternes, et inversement…

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La responsable du département de culture générale de l’Institut Libre de Formation des Maîtres, par ailleurs docteur et professeur agrégé de lettres classiques, nous livre son analyse des réformes de l’apprentissage de la grammaire imposées en dépit du bon sens (et du respect des élèves) aux établissements publics ou sous contrat. Sur ce sujet comme sur bien d’autres, il y a fort à parier que les écoles indépendantes refuseront de suivre de telles absurdités, et diront tout simplement « non possumus » en continuant à enseigner avec rigueur et entrain la grammaire classique.

Entre deux rires, notre ministre de l’Education nationale se moque avec une supériorité méprisante de ceux qui critiqueraient sa réforme sans la comprendre et qui la verraient comme une nouvelle démission face à la médiocrité et à l’ignorance. Pourtant, beaucoup de choses semblent très claires, et le débat ne s’ancre pas sur des malentendus, mais sur de vraies divergences théoriques et pratiques.

Quelques media se sont émus récemment de la modification de l’enseignement de la grammaire. La question du prédicat a nourri de nombreuses discussions. Ce n’est toutefois que la face immergée d’un iceberg dont les parents et la société ne semblent pas percevoir le volume. Le site Eduscol, qui est le site de référence de l’Education Nationale et un site-ressources pour les enseignants, détaille le nouveau programme des cycles 2 et 3, couvrant dorénavant les classes primaires et la 6ème. On y trouve la présentation de cette nouvelle approche découpant la phrase en deux entités, le sujet (ce dont on parle) et le prédicat (ce qui est dit du sujet).

Cette simplification est présentée comme une première étape vers une complexification attendue de l’analyse, et on la défend en convoquant le grand Pascal et la grammaire de Port-Royal. Excusez du peu ! Mais pour cela il faut déconnecter assez malhonnêtement cette grammaire de la construction logique et philosophique dans laquelle elle s’insérait pour les Solitaires de Port-Royal, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne dispensaient pas un enseignement au rabais aux rares élèves qui avaient la chance de fréquenter leurs écoles.

On peut rester songeur devant ces intentions prétendument vertueuses. Toutes les simplifications sont depuis des décennies grimées en étapes préliminaires, alors que dans la réalité elles deviennent souvent l’étape unique du processus. On propose aux professeurs de consacrer de nombreuses séances à l’identification du sujet et du prédicat, et ce jusqu’aux premières classes du collège, alors que n’importe quel élève de CE1 devrait rapidement être en mesure d’identifier le sujet des verbes conjugués. La déduction du fait que le prédicat est tout le reste de la phrase mérite-t-elle réellement qu’on y consacre tant de temps, au détriment, nécessairement, de notions plus complexes – et plus utiles ! étant donné que les heures de français ne sont pas extensibles à l’infini, et que leur volume annuel, n’en déplaise au gouvernement, ne cesse de baisser depuis 30 ans ?

Que trouve-t-on derrière cette petite pointe émergée, qui a déjà tant ému les Français ? Une vraie réforme de l’apprentissage des notions fondamentales. En conjugaison par exemple, les élèves entrant en 5ème auront vu : le présent, l’imparfait et le futur, mais pas pour tous les verbes, seulement pour ceux du 1er groupe et pour quelques verbes fréquents (être, avoir, aller, faire, dire, prendre, pouvoir, voir, devoir, vouloir) – pour les autres, il leur suffira de savoir « identifier les marques du temps ». Ils auront aussi vu en CM2 la 3ème personne du passé simple, mais pas les autres, car leur mémoire ne saurait être surchargée de tant de formes étranges et peu usitées. Ils attendront la 6ème pour apprendre tout le passé simple (des verbes réguliers, toujours, et de la petite liste donnée plus haut).

Les temps composés, appelés délicieusement « temps en deux morceaux », disparaissent avant la classe de 5ème, comme la conjugaison réelle des verbes des 2ème et 3ème groupes, a fortiori celle des verbes amusants comme peindre, concevoir, craindre ou acquérir. De toute façon, qui sait encore les conjuguer ? C’est comme le futur : il suffit d’apprendre le verbe aller, et on peut se passer du futur ! « Je vais obtenir » remplace aisément « j’obtiendrai » et le tour est joué ! Seul le passé composé survit à cette épuration, mais il est abordé d’une façon étrange : « Ils comprennent le fonctionnement du passé composé par l’association avant tout du verbe avoir au présent et d’un participe passé.

Pour la liste fermée des verbes qui se conjuguent avec le verbe être, la gestion de l’accord du participe passé est à rapprocher de l’attribut du sujet ». Donc dans la phrase « je suis parti en voyage avec ma classe », il suffit de considérer que le verbe est « suis » et que « parti » n’est qu’un adjectif attribut. Pourquoi n’y avait-on pas pensé plus tôt ?
Le plus-que-parfait doit être abordé en 6ème seulement, et les deux autres temps composés disparaissent purement et simplement du cycle 3, pour n’apparaître furtivement qu’à partir de la 5ème, avec les particularités des verbes du 1er groupe en eler/eter/cer/ger/yer, qu’on ne doit donc visiblement plus apprendre avant. Mais attention, tout cela ne concerne que l’indicatif actif ! Car les deux notions qui ont disparu de ce « socle commun de connaissances », ce sont les modes et les voix. On ne parle et n’écrit qu’à l’actif et à l’indicatif, auxquels on ajoute généreusement le conditionnel, intégré aux temps de l’indicatif, et l’impératif présent, car il faut encore pouvoir dire aux élèves « Taisez-vous » et être compris…

Mais du subjonctif, nulle trace, et du passif, même pas l’ombre avant la 5ème, soit avant que l’élève ait 12 ans.
Face à cet effondrement, on comprendra que la réapparition de la notion de « prédicat » ne soit qu’une goutte d’eau dans le marigot.
Peut-être nous laissera-t-on le droit de penser que c’est bien dommage, et que tout cela n’est pas un progrès, mais bien une régression, nourrie d’un étonnant mépris pour l’intelligence d’enfants qui ne demandent pas autre chose que de comprendre la langue qu’ils parlent, ou qu’ils pourraient parler si on prenait soin de la leur apprendre.

En illustration : une séance de grammaire en classe de 6ème, publiée comme « séance-modèle », c’est-à-dire à reproduire dans toutes les classes, par le site-ressources de l’Education-Nationale. On appréciera !

Virginie Subias-Konofal