Pour Serge Pouts-Lajus, du cabinet de conseil Education & Territoire, « il n’est pas impossible que le numérique soit, pour un temps du moins, mis de côté » par les enseignants et les élèves, que le confinement a brutalement obligés à « se rassembler en ligne. »
Tribune. Lorsque le numérique commença à se diffuser largement, au début des années 2000, ce fut une surprise d’observer que les enseignants et les jeunes formaient les groupes sociaux parmi les plus vite engagés dans ces nouvelles pratiques. Seconde surprise : ils le faisaient de façon séparée, c’est-à-dire chacun de son côté.
Les professeurs s’équipaient plus que d’autres et exploitaient le réseau principalement dans l’arrière-plan de leur activité : préparation des cours, création de supports, formation et surtout participation à des réseaux d’affinité pédagogique et disciplinaire qui ont fait d’Internet, en quelques années, une immense salle des professeurs délocalisée.
Dans le même temps, les jeunes se retrouvaient de plus en plus nombreux sur des messageries instantanées, des jeux en ligne, des réseaux sociaux, mais aussi des sites de documentation et de création. Deux populations, proches dans la vie réelle, étrangères dans la vie numérique. Le monde de l’éducation n’est donc pas, contrairement à ce que l’on entend souvent, rétif au numérique. Mais, sur le réseau, les uns et les autres ne fréquentent pas les mêmes quartiers.
Chez les enseignants, c’est l’asynchrone, le régime du temps décalé qui domine. A l’inverse, les jeunes optent pour le temps immédiat, synchrone. Les compétences et les habiletés se sont logiquement ajustées à leurs pratiques. Les jeunes peuvent être ainsi et tour à tour perçus comme savants ou ignorants selon qu’il s’agit de gérer un groupe WhatsApp ou d’attacher un fichier à un mail. Et il en va de même, symétriquement, avec les enseignants.
Faire numérique commun
Mais voici donc la crise du Covid-19 qui les oblige tous, avec une brutalité inouïe, à changer ces habitudes, à faire numérique commun et à se rassembler en ligne, aux mêmes endroits. Plusieurs options se présentent alors. La première repose sur des services déjà installés et notamment sur les espaces numériques de travail (ENT), plates-formes de communication de la communauté éducative, qui ont l’avantage d’être largement diffusés dans les lycées, les collèges et, depuis quelques années, dans un nombre croissant d’écoles.
Submergés et souvent défaillants aux premiers jours du confinement, les ENT ont réussi à se mettre à niveau et se sont révélés bien adaptés au besoin principal du moment : maintenir le lien entre les enseignants, les élèves et les familles.
Simultanément, d’autres services en ligne apparaissent pour soutenir la continuité éducative. Le CNED ouvre par exemple une classe virtuelle. Des offres grand public de conférences en ligne ainsi que celles intégrées dans les réseaux sociaux, réputées plus efficaces et plus accessibles que les solutions institutionnelles, permettent à de nombreux professeurs de « faire cours » ou de réunir un groupe d’élèves sur de courtes périodes.
Les grands opérateurs internationaux, Google et Microsoft, étendent également leurs services aux communautés éducatives. Il est intéressant de signaler ici l’exemple de Discord, un service initialement utilisé par les joueurs en réseau pour communiquer pendant leurs parties et que certains professeurs ont rejoint pour dispenser leur enseignement.
Rutabaga et topinambour
Dans le bilan qui sera tiré des services rendus à l’éducation par le numérique pendant la fermeture des établissements scolaires, il faudra s’intéresser à la perception des professeurs et des élèves, contraints de faire « numérique commun » à haute dose. Deux facteurs de risque soulignés par de nombreux observateurs devront être pris en compte : l’aggravation inévitable des inégalités d’origine sociale, dont les professeurs ont évidemment conscience et qu’ils auront tenté par divers moyens de contenir ; le risque de pillage de données personnelles dont pourraient se rendre coupables certains opérateurs de services proposés gratuitement.
Mais d’autres risques peuvent être évoqués, comme ceux liés à la surconsommation de numérique. Quel souvenir garderont de ces heures passées face à l’écran celles et ceux, professeurs aussi bien qu’élèves, qui auront vécu cela comme une expérience désagréable, peut-être traumatisante ? Mais surtout quel souvenir en garderont les élèves qui n’auront pas eu accès aux moyens de la continuité numérique, qui ne sauront peut-être jamais ce qui s’est joué là sans eux mais en ressentiront très vite les effets ? La fin du confinement permettra de compter plus précisément ces déçus et ces fracturés.
Les opérateurs industriels espèrent déjà avoir apporté la preuve par les faits de l’utilité du numérique éducatif, avec des habitudes installées pour longtemps. Mais ils devront aussi compter avec celles et ceux qui auront souffert, soit de privation, soit d’indigestion numérique et en sortiront avec la nausée. Le retour à la normale rappellera d’abord à tous la valeur irremplaçable du collectif et de la présence physique.
A l’occasion de cette salutaire redécouverte, il n’est pas impossible que le numérique soit, pour un temps du moins, mis de côté ; comme l’ont été le rutabaga et les topinambours par nos parents et nos grands-parents auxquels ces délicieux légumes rappelaient les mauvais souvenirs de la guerre et de l’Occupation. Dans un premier temps, les usages du numérique se rapprocheront de ce qu’ils étaient avant la fermeture des établissements. Professeurs et élèves apprécieront de réduire le temps passé avec le numérique commun et de jouir à nouveau de l’entre-soi et du numérique choisi.
Il sera temps ensuite de tirer les leçons de cette expérience unique, de poser les bases d’un nouveau numérique commun, d’imaginer de nouvelles recettes pour accommoder le numérique éducatif qui feront oublier celles du temps de la privation.
Ce texte est paru dans « Le Monde de l’éducation ». Si vous êtes abonné au Monde, vous pouvez vous inscrire à cette lettre hebdomadaire en suivant ce lien.