Débat Meirieu-Coffinier : « A quoi sert l’école ? »
Le pédagogue Philippe Meirieu et la directrice générale de la Fondation pour l’école Anne Coffinier ont débattu le 13 février du rôle de l’école aujourd’hui. Verbatim.
Par Séverin Graveleau. Publié le 4 mars 2019.
Temps de Lecture 5 min.
Leurs deux visions de l’école sont diamétralement opposées mais ils ont accepté de les confronter autour de la question « A quoi sert l’école ? ». D’un côté, Phillippe Meirieu, professeur émérite en sciences de l’éducation, figure emblématique des pédagogues, homme de gauche convaincu du rôle central de l’école publique dans la lutte contre les inégalités. De l’autre, Anne Coffinier, énarque et directrice générale de la Fondation pour l’école qui soutient le mouvement des écoles « hors contrat », catholique revendiquée qui a longtemps dénoncé le repaire idéologique que serait devenue l’institution scolaire.
L’essor important des établissements indépendants (1 400 en 2019 selon les chiffres de la Fondation), dont le nombre augmente de 15 % par an depuis quatre ans selon le département de statistiques du ministère de l’éducation nationale, « interroge les fondements même de l’institution scolaire » selon Pascal Bouchard, journaliste du site d’information spécialisé ToutEduc qui organisait ce débat. Et ce, pour deux raisons : les écoles alternatives répondent, de fait, à des besoins auxquels l’institution scolaire ne répond pas, ou mal. Mais aussi parce que le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, « a fait de l’efficacité de l’école son objectif principal, plus que ses finalités », selon Pascal Bouchard. Cette même dichotomie a opposé Anne Coffinier et Phillipe Meirieu, sur les principaux sujets abordés lors d’un débat organisé le 13 février. Verbatim.
Les besoins de l’école
Philippe Meirieu : Notre société est aujourd’hui marquée par le triomphe de l’individu, libre de ses choix, capable de décider de son propre destin, sans les contraintes et dogmes qui corsetaient notre société par le passé. Face à la montée de l’individualisme qui en découle, l’enjeu est de construire du commun et de mettre en œuvre un projet collectif. Le premier des besoins auxquels doit répondre l’école est donc de permettre aux enfants de penser par eux-mêmes, d’oser se libérer des dogmes et des carcans, des théories du complot comme des slogans publicitaires ou politiques, afin de comprendre le monde. Mais l’école doit aussi permettre la construction du commun et du collectif en favorisant la rencontre. En ne se résignant pas à voir ce commun fractionné en une multitude de petits clans incapables de collaborer ensemble.
Anne Coffinier : Il faut donc que l’école veille au vivre-ensemble. Mais il ne faut pas être obsédé par cette idée de sociabilisation, de l’école comme un creuset national. Par cette idée selon laquelle le meilleur moyen de construire du commun serait de mettre tout le monde dans le même moule, la même structure, avec le même programme et la même approche.
L’école peut-elle réellement créer du collectif alors que nous sommes profondément si différents (horizons familiaux, capitaux culturels, etc.). Ne faut-il pas mieux être réaliste ? Une approche plus humble, partant des besoins de chaque enfant, nous amène à penser qu’il faut avoir des écoles variées, précisément parce que les enfants sont variés, et que la société a besoin de cette variété, de ces différences.
L’école face à la différence
Philippe Meirieu : Il est nécessaire de prendre en compte l’altérité et la différence des enfants. C’est pour cela que mon engagement pédagogique s’est construit autour de la notion de pédagogie différenciée. Face aux différences, deux options s’offrent à nous. Soit on prend la diversité des enfants comme une richesse, et on estime que c’est au sein de l’école publique que les différences ont légitimité à devenir un outil de formation au respect de l’autre, par la rencontre et le partage. Soit on se dit que ces différences doivent s’incarner par des choix d’école, de classe ou de pédagogie. Avec le risque que cette recherche systématique d’îlots construise des homogénéités, de la clanification sociale et de l’entre-soi.
Anne Coffinier : Nous reconnaissons tous les deux qu’il y a une hétérogénéité des besoins au sein de l’école. Mais je suis sceptique sur le fait que la solution se trouve au sein de l’école publique. Car elle est une institution centralisée, corporatiste, qui a un véritable problème avec les expérimentations et la liberté des acteurs éducatifs ; une liberté à même de s’adapter aux besoins différenciés des élèves. Les enquêtes internationales montrent qu’on a de fait, en France, un vrai problème en matière de réduction des inégalités, malgré les beaux discours autour de l’égalité des chances. Philippe Meirieu estime que dans nos écoles les gens se retrouvent dans l’entre-soi pour fuir la rencontre. La réalité est que 69 % des 1 400 établissements que nous représentons sont aconfessionnels. Parmi les établissements ouverts cette année, il y a 33 % d’écoles démocratiques, 10 % d’écoles pour les publics spécifiques, 6 % d’écoles à la pédagogie explicite ou encore 12 % d’écoles bilingues, régionalistes et internationales. Il n’y a pas de logique de balkanisation.
Les rôles de la famille et de l’Etat dans l’éducation
Philippe Meirieu : L’école française s’est construite sur une volonté de vouloir faire primer l’égalité des chances sur l’hérédité des privilèges, la raison sur la superstition, le collectif sur l’individuel. Cela n’a pas toujours très bien fonctionné. Mais les écoles pour lesquelles milite la Fondation pour l’école sont construites autour de l’idée ancienne selon laquelle seule la famille a le droit de légiférer sur l’éducation. Pour l’essentiel, ces établissements sont contrôlés et administrés par les familles. Nous sommes en plein dans le courant familialiste, traditionnel de la droite internationale, qui estime que l’Etat doit se contenter des fonctions régaliennes. Je crois que l’éducation, c’est la rupture avec la famille. Pas une rupture brutale mais, comme le disait le philosophe Alain, la capacité de découvrir qu’il y a d’autres familles que la mienne, qui pensent autrement que mes parents. A un moment donné, l’enfant a besoin de rencontrer une autre instance, moins affective, plus centrée sur la transmission de la rationalité et de la vérité.
Anne Coffinier : Le mouvement des écoles indépendantes ne correspond pas à une affirmation familialiste ni à l’idée d’une école domestique, « propriété » de la famille. Les Britanniques estiment qu’un enfant a besoin d’appréhender le commun à travers une structure qui est à sa taille. Le rôle de l’école est d’introduire à la cité l’enfant. Avant de devenir citoyen, il devient « petit » citoyen dans une école qui est une mini-cité dans laquelle il va exercer des responsabilités, contracter des valeurs, des vertus et des habitudes. L’école doit être cette « petite société » avec des règles faciles.
Le droit international et européen pose le principe selon lequel l’enfant n’appartient pas à la famille, mais dépend de ses décisions tant qu’il est mineur. Et que ce n’est qu’en cas d’empêchement ou de défaillance de la famille que l’Etat peut se substituer. L’idée, héritée de la Révolution française et des Lumières, selon laquelle l’enfant doit être arraché aux déterminismes familiaux, religieux ou sociaux par l’école, ne correspond pas aux attentes de la société. L’intérêt de l’enfant est que l’école lui montre d’autres horizons sans pour autant le rendre hostile et étranger à son ancrage d’origine.