L’autonomie est sans nul doute LE concept qui permettra de réformer l’école. Mais derrière le mot, qu’en est-il ? Pour s’en faire une idée à partir des faits plutôt que des discours, nous vous proposons d’analyser le programme ECLAIR qui constitue, après la loi Pécresse sur l’autonomie des Universités, le deuxième engagement fort du gouvernement vers un renforcement de l’autonomie des établissements.
Dispositif : Le programme ECLAIR (« Ecoles, Collèges, Lycées pour l’Ambition, l’Innovation et la Réussite »), mis en place à la rentrée 2011, concerne tous « les établissements concentrant le plus de difficultés en matière de climat scolaire et de violence ». Soit, pour cette année scolaire 2011-2012 :
- 2 116 écoles maternelles et élémentaires, soit 6 % des écoliers,
- 297 collèges, soit 5,5 % des collégiens,
- 17 lycées professionnels,
- 11 lycées d’enseignements général et technologique.
Il intègre trois programmes créés à cinq ans d’intervalle :
- le programme CLAIR (« Collèges, Lycées pour l’Ambition, l’Innovation et la Réussite » développé à titre expérimental en 2010-2011, soit il y a moins d’un an, et qui ne concernait que 105 établissements),
- les 254 collèges têtes du réseau, et 1 702 écoles du RAR (« Réseaux Ambition Réussite »), mis en place en 2007 par Xavier Darcos, qui accueillent un élève sur vingt, en primaire comme au collège,
- d’autres écoles et collèges réseaux de « réussite scolaire » (RSS), qui sont un autre réseau d’éducation prioritaire.
Critique du dispositif : A ce stade de description du dispositif, on peut déjà faire une critique de fond. Il semble que le lancement du programme ECLAIR soit emblématique de l’incapacité de la France à mener des expérimentations avec un minimum de rigueur. Pourquoi fallait-il réformer l’éducation prioritaire trois fois en moins de cinq ans, alors que les acteurs éducatifs aspirent avant tout à la stabilité des dispositifs, à commencer par Marc Douaire lui-même, le président de l’OZP (Observatoire des zones prioritaires) ? N’est-il pas abusif de parler d’expérimentation pour CLAIR en 2010 alors qu’on généralise l’expérimentation dès l’année suivante sans même en avoir dressé un bilan critique ? Par ailleurs, comment les fonctionnaires de l’Éducation nationale, statutairement sous les ordres directs du gouvernement, pourraient-ils produire une évaluation crédible de cette réforme gouvernementale à moins d’un an des élections ? Enfin, comment l’Éducation nationale, qui est juge et partie, pourrait-elle produire une évaluation scientifique de la politique qu’elle a elle-même conçue et mise en œuvre ?
Le but d’ECLAIR est de donner plus de marge de manœuvre aux établissements des zones prioritaires, en reconnaissance de la spécificité des conditions d’enseignement. Pour parler clair, de la difficulté du défi éducatif qu’ils ont à relever. Les établissements d’ECLAIR bénéficient d’un régime dérogatoire en matière de règles régissant les établissements de l’Éducation nationale et les personnels titulaires de l’Éducation nationale, dans le domaine de la gestion des ressources humaines, de la pédagogie et de la vie scolaire.
1 – La gestion des personnels
a) Dispositif : Un recrutement sur profil des professeurs est prévu à partir de la rentrée 2012. Il sera effectué par le recteur, sur proposition du chef d’établissement. Le but est d’attirer sur la base du volontariat des professeurs motivés par le projet d’établissement. Les professeurs volontaires pour ECLAIR s’engagent pour cinq ans. Un complément de salaire est prévu. Selon les affirmations du ministère, ils auraient ensuite la priorité pour choisir leur affectation.
Critique du dispositif : Jusqu’à présent, étaient affectés dans les établissements de zone prioritaire des professeurs qui n’avaient pas suffisamment de points pour aller ailleurs, et qui, de fait, avaient peu ou pas d’expérience. Ils étaient donc nommés contre leur volonté, et demandaient leur mutation dès qu’ils avaient acquis suffisamment de points, ce qui entraînait un fort taux de rotation du corps professoral. Le recrutement sur profil a été expérimenté sur 911 postes en septembre 2011. Comme certains postes étaient restés vacants (notamment dans les académies de Lille ou d’Aix-Marseille), il a été décidé de recruter pour la rentrée 2012 au niveau national et non plus au niveau de l’académie concernée, et ce afin d’obtenir un nombre suffisant de candidats.
Donner à l’établissement la liberté de recruter ses professeurs sur la base de leur adhésion à son projet éducatif est un bon principe. Comment demander à un professeur de s’impliquer dans un établissement et un projet pédagogique qu’il n’aurait pas librement choisi ? De même, partir d’un projet monté au niveau local et le faire valider ensuite au niveau national est une démarche positive. La politique d’ECLAIR consiste dans son principe à laisser de l’autonomie au local, ce qui va dans le sens du respect du principe de droit fondamental qu’est la subsidiarité.
Cependant, en pratique, on peut s’étonner de nombreuses incohérences : pourquoi les établissements du programme ECLAIR ont-ils été choisis par l’Administration au lieu de rejoindre le processus sur la base du seul volontariat ? Pourquoi le recrutement sur profil n’est-il pas autorisé dans les écoles primaires ? Pourquoi le recrutement sur profil ne concernera-t-il ni les chefs d’établissements – pourtant intéressés au premier chef – , ni les préfets des études et pourquoi ne s’appliquera-t-il qu’aux professeurs ? Par ailleurs, il ne s’appliquera qu’aux postes vacants ; cela signifie que, dans un même établissement, il y aura un mélange détonnant de professeurs volontaires, mieux payés et bientôt « pistonnés » pour leur future affectation, et des professeurs « ordinaires » nommés au terme d’une procédure d’affectation automatique, en général par défaut. Ce cocktail ne semble pas stable : le fait d’avoir des « engagés volontaires » et des « malgré-nous », des personnes à statut dérogatoire mêlées aux personnes à statut classique, et ce sans différence objective, semble créer une dynamique de ressources humaines pour le moins hasardeuse.
b) Recrutement d’un préfet des études
Dispositif : Un préfet des études sera recruté par niveau de classe au collège et dans les classes de seconde au lycée. « Leur rôle, précise le ministère, est d’impulser une dynamique d’équipe sur un niveau donné, renforcer les liens entre le pédagogique et l’éducatif, mettre en place des suivis individualisés des élèves et développer les relations avec les parents et les partenaires. »
Critique du dispositif : Cette idée est manifestement inspirée de l’enseignement privé, en particulier des collèges jésuites. En effet, une des causes principales de la qualité supérieure du privé sous contrat sur le public tient aujourd’hui à l’importance de l’encadrement éducatif du privé, avec ses conséquences en termes de discipline et de liens avec les familles. Cette innovation est intéressante à condition que le préfet de discipline ne se mêle pas des contenus des enseignements et des approches pédagogiques. Si les préfets des études sont recrutés parmi les CPE, nul doute qu’ils n’auront aucune légitimité en termes de connaissances disciplinaires leur permettant de peser sur la définition de l’organisation des enseignements et des approches pédagogiques. On lit ainsi sur un forum sous la plume d’un professeur, en termes peu choisis : « Mais ce que je vois poindre, c’est la mainmise de plus en plus prégnante des apparatchiks coordonnateurs qui vont se permettre de plus en plus de mettre leur nez dans ce que nous faisons. On se fout déjà de ma gueule parce que je me préoccupe d’honorer les programmes. Je sens que je vais bientôt être montré du doigt pour ne pas assez gaspiller de temps en projets bidon. » En effet, il ne s’agit pas d’imposer une mainmise technocratique supplémentaire sur les professeurs. L’urgence est de leur donner plus de responsabilité et de liberté, ce qui leur permettra de gagner plus de considération sociale.
c) Un contrat d’objectifs doit être passé entre le rectorat et le chef d’établissement
Critique du dispositif : Ce point semble assez « approximatif ». Nulle part ne sont précisées les conséquences que le respect ou le non respect du contrat pourrait avoir sur l’établissement ou le chef d’établissement concernés. En revanche, la terminologie retenue donne une fausse impression de gestion managériale issue de l’entreprise. En effet, pour honorer ce contrat, rien n’est prévu en termes de libertés, de responsabilités, de mesure des résultats, d’intéressement aux résultats, etc.
Quoiqu’il en soit, l’introduction de ce type de vocabulaire managérial provoquera une attitude de rejet de la part des professeurs qui ont, en France, une culture par principe hostile à l’entreprise. Ce vocabulaire est sans objet puisqu’il ne traduit pas une réalité nouvelle : celle de la responsabilisation des acteurs éducatifs dont on évaluerait les résultats afin de moduler la politique de gestion des ressources humaines en fonction des résultats.
2 – La pédagogie
Dispositif : Les établissements ECLAIR ont des marges de manœuvre dans les domaines suivants :
- « les progressions pédagogiques, la conduite de classe et la mise en place de modalités variées de prise en charge des élèves ;
- l’organisation du temps scolaire en encourageant notamment la pratique régulière d’activités physiques et sportives et d’activités artistiques ;
- la définition du projet d’orientation de l’élève en lien avec le parcours de découverte des métiers et des formations ;
- l’organisation de travaux interdisciplinaires et la conduite de projets ;
- la continuité pédagogique entre l’école primaire et le collège. »
Critique du dispositif : Si cela signifie reconnaître plus de liberté à l’établissement dans la définition et la mise en œuvre du projet pédagogique, c’est positif. Tant pis si un syndicat comme le SNALC déplore le risque d’« accroître les disparités d’accès au savoir […] par l’adaptation locale des contenus d’enseignement ». Il existe aujourd’hui déjà, de toute évidence, de fortes disparités d’accès au savoir d’un établissement public à l’autre. Point n’a été besoin d’inventer le programme ECLAIR pour en arriver à cette situation inégalitaire. Il est en revanche certain que la carte scolaire, avec sa logique de ghettoïsation fondée sur l’adresse des familles, a, quant à elle, sa part de responsabilité dans l’existence d’une école publique à plusieurs vitesses.
En revanche, si cette liberté pédagogique accrue est interprétée comme un prétexte pour adopter une pédagogie par projet et pour renforcer encore l’approche interdisciplinaire, il n’est pas certain que ce soit une bonne nouvelle. Ces pédagogies sont adaptées à des élèves ayant de solides connaissances et une forte capacité de travail autonome ou en groupe. De plus, elles conduisent mécaniquement à réduire le volume horaire des matières fondamentales, pourtant plus que nécessaire pour réussir à transmettre effectivement ces connaissances fondamentales. Par ailleurs, il convient de se souvenir que la pluridisciplinarité est le moyen utilisé notoirement par le ministère depuis plus de vingt ans pour faire marcher au pas les professeurs rétifs au pédagogisme d’État.
Enfin, ECLAIR butte sur une contradiction interne : il veut donner plus de marges de manœuvre aux établissements (donc aux chefs d’établissements relayés plus ou moins fidèlement par les préfets des études), tout en prétendant donner plus de liberté pédagogique aux professeurs. C’est incompatible dans la situation actuelle. En pratique, les gagnants du processus risquent d’être les coordinateurs (professeurs référents ou préfets des études), lesquels seront choisis pour leur docilité administrative et non pour leur compétence en termes d’enseignement. Se pose en plus la question du rôle des « conseils pédagogiques » dont le rôle est mal précisé jusqu’à présent. Constitueront-ils un échelon hiérarchique de plus qui viendra limiter la liberté du professeur dans sa classe ?
3 – La vie scolaire
a) Dispositif : Il s’agit de renforcer la discipline en interne et d’associer les parents, qui devront être à la fois responsabilisés et accompagnés (cf. « la mallette des parents »).
Critique du dispositif : Le projet essaie d’apporter une réponse à une difficulté objective : la nécessité d’impliquer des parents dans la réussite scolaire de leur enfant, alors que ces parents ne parlent pas nécessairement français, n’ont pas le temps ou l’habitude de suivre les études de leurs enfants, ont souvent une défiance à l’égard de l’institution « éducation nationale ». L’enjeu est à la fois de conforter leur autorité éducative et de leur donner des moyens d’informations pour pouvoir l’exercer, tout en respectant le fait qu’ils sont les premiers responsables et éducateurs de leurs enfants en vertu de la loi naturelle. Difficile challenge !
b) Dispositif : Par ailleurs, il est demandé à l’établissement scolaire de coopérer avec la police et la gendarmerie pour prévenir et réprimer efficacement les actes d’incivilité ou de violence. Des formations en gestion de conflit et tenue de classe seront organisées.
Critique du dispositif : Cette collaboration avec les forces de sécurité semble de bon sens, mais nécessite un changement d’attitude de nombre de professeurs souvent idéologiquement marqués par une honte toute soixante-huitarde de « collaborer » avec la police.
L’accent mis sur la gestion de conflit semble quant à lui plus suspect. Ne serait-ce parce que c’est une mode et une activité lucrative susceptible d’enrichir bien des organismes de formation continue. Sur le fond, la philosophie propre à la gestion des conflits semble assez contraire à l’idée d’une rigueur retrouvée dans l’application des règles du vivre ensemble telles qu’elles sont codifiées par le règlement intérieur. De deux choses l’une : soit la violation d’une règle est sanctionnée fermement ; soit elle est considérée, en tant que conflit, comme une potentielle occasion de progrès commun qui doit donner lieu avant tout à un dialogue renforcé, comme le veut la « gestion de conflit ». Dans ce cas, cela débouche sur un autre mode de fonctionnement, fondé sur la psychologisation des relations entre élèves et professeurs et sur la négociation des règles. Il s’agit là de deux projets culturellement distincts.
c) Une volonté d’accompagner le passage entre le CM2 et la sixième
Dispositif : Cet accompagnement s’opérerait notamment grâce à une aide personnalisée en 6e, des stages de remise à niveau, des échanges de service entre enseignants des premier et second degrés.
Critique du dispositif : Ce dispositif relève toujours d’une logique de remédiation : le primaire ne remplissant plus son office, le saut entre le CM2 et la 6e devient nécessairement immense. De même que le saut entre la terminale et les classes préparatoires devient chaque année de plus en plus dissuasif…
4 – Une Inspection qui exercerait un rôle actif de conseil de proximité
Critique du dispositif : En pratique, l’Inspection ne joue plus le rôle de conseil qu’elle avait jadis. ECLAIR cherche à lui rendre ce rôle légitime, mais se heurte à deux problèmes majeurs : les inspecteurs manquent le plus souvent d’expertise récente et donc de légitimité en éducation prioritaire ; leur intervention complique la chaîne hiérarchique pour le chef d’établissement, alors que le programme ECLAIR vise en théorie à renforcer son autorité. Si le professeur est noté par l’inspecteur et qu’il dépend de l’inspecteur pour sa future mutation, écoutera-t-il le directeur ?
En conclusion, le programme ECLAIR repose sur des intuitions pertinentes, à commencer par celle de donner aux écoles davantage de liberté pour s’adapter aux besoins du terrain, in situ. Mais il contient de nombreuses complications et zones d’incertitudes qui peuvent conduire à son échec : multiplicité des statuts de professeurs ; interférence entre les responsabilités contradictoires qu’auront les professeurs, les préfets des études, les directeurs et les inspecteurs ; inspirations pédagogiques non compatibles, comme le renforcement de la discipline et le développement d’une culture de la gestion de conflit, comme le renforcement des matières fondamentales et le développement de gestion par projet ou de l’interdisciplinarité. Enfin, il est dommage que les écoles qui appliquent ECLAIR ne le fassent pas sur la base d’un vrai volontariat et que leur démarche ne puisse pas déboucher, si elles en éprouvent la nécessité, sur une véritable liberté d’établissement qui soit pérenne. Pour qu’ils puissent mener véritablement leur projet à bien, les établissements doivent conquérir d’autres libertés fondamentales : liberté de recruter tous leurs professeurs, liberté d’allouer librement leur budget et de choisir leurs horaires et leurs enseignements. Bref, il faudrait qu’ils aient la liberté de développer un modèle qui emprunterait largement aux charters schools américaines et aux publics schools britanniques.
Sources : Educsol, site officiel du ministère de l’Éducation nationale.