L’invisible décrochage scolaire des jeunes ruraux

Le sociologue Clément Reversé analyse le phénomène du décrochage scolaire en milieu rural.

En 2010, la France a signé les engagements européens intitulés « Europe 2020 » dont l’un des objectifs était de faire passer le taux de décrochage scolaire sous la barre des 10 % pour 2020. C’est-à-dire que moins de 10 % des jeunes quittent leur formation avec un niveau inférieur à celui du CAP-BEP. En 2019, le taux de décrochage scolaire se situait à 8 %.

Si, bien entendu, la lutte contre ce phénomène a comme objectif premier la réduction des inégalités entre les élèves, elle constitue également un enjeu social et économique. Un rapport de 2014 estime le « coût » du décrochage d’un élève à 230 000 € sur une vie, ce qui équivaudrait pour à un « coût » annuel pour l’État de l’ordre de 30 milliards.

Au niveau individuel l’enjeu est également grand, et cela malgré l’inflation du niveau de diplôme. Les chiffres de l’Insee de 2021 indiquent que le taux de chômage 1 à 4 ans après la sortie du système de formation est de 48 % pour les non-diplômés contre 11 % chez les détenteurs d’un diplôme de niveau bac+2 ou supérieur.

Les mesures prises pour lutter contre le décrochage scolaire laissent pourtant apparaitre un clivage important entre les espaces urbains et les espaces ruraux, moins densément peuplés et marqués par l’éloignement aux services. L’absence d’écoles d’écoles de la deuxième chance, d’Établissements pour l’insertion dans l’Emploi (EPIDE), ou tout simplement la moins forte concentration en dispositifs liésaux Missions Locales font apparaitre ces inégalités territoriales.

Des territoires de réussite

Plus qu’une question d’accès à ces structures, les décrocheurs ruraux sont désavantagés par des mesures reposant sur une perception très urbanocentrée des marqueurs du risque du décrochage scolaire, puisque basées sur des recherches faites en ville.

Nous ne disposons effectivement que de très peu d’indicateurs sur les causes, conséquences et modalités du décrochage scolaire au sein de ces espaces qui regroupent pourtant, comme le montre Joël Zaffran, près d’un cinquième des effectifs des décrocheurs scolaires. Des prérogatives politiques concernant la lutte contre le décrochage scolaire mettent pourtant bien en avant la nécessité d’un pilotage par les régions, mais l’aspect rural des espaces n’est pas pris en considération.

Les études pointent une corrélation claire entre une origine sociale plus modeste et une plus faible réussite scolaire ainsi qu’un plus fort taux de décrochage scolaire. Si les espaces ruraux incluent plus d’employés et d’ouvriers et moins de cadres et de professions intellectuelles supérieures que les villes, ils déjouent les prévisions. Le rapport de 2018 de l’IGEN et de l’IGAENR sur l’éducation rurale montre que les élèves y ont des résultats légèrement supérieurs aux urbains à l’entrée au collège et qu’ils ne souffrent en définitive pas réellement de manques, de retards ou de déficits liés à leur éducation.

Plusieurs éléments ont été invoqués par la sociologie pour expliquer ces résultats. D’abord, une implication familiale importante dans la vie éducative des enfants, ainsi qu’une plus grande confiance entre parents et enseignants, notamment rendue possible par des interconnaissances plus fortes dans ces espaces. Ensuite, la petitesse des effectifs dans les classes et la plus forte présence de classes multiniveaux permettant d’apporter plus de temps par élève et de favoriser le développement.

Les espaces ruraux ne sont donc pas des espaces de « manques » culturels ou éducatifs et semblent même limiter les difficultés de certains élèves. Notons également qu’ils manifestent une forte correspondance entre formation, emploi et territoire, avec une orientation plus importante vers des études plus courtes et plus professionnalisantes qu’en ville.

Toujours selon l’IGEN et l’IGAENR nous pouvons observer que 61 % des élèves ruraux se trouvent dans une filière de bac pro contre 39 % en ville. Cette orientation plus courante vers ces filières fait que les jeunes ruraux se sentent moins dévalués par de tels cursus dans un milieu où réside pour beaucoup une forme d’« évidence » d’un parcours scolaire court et professionnalisant.

Le milieu rural n’est donc pas un milieu propice au décrochage scolaire, puisque ses particularités éducatives et la plus grande fréquence d’orientations professionnalisantes semblent apporter une certaine résistance à ce phénomène. Ceci explique ainsi pourquoi les jeunes ruraux représentent un quart de la population jeune du territoire national et seulement 17 % des décrocheurs en France.

Des signaux complexes à repérer

En réalité, ce qui rend le décrochage scolaire en milieu rural problématique c’est la forme que ce dernier prend et la difficulté de mettre en œuvre une politique de prévention adaptée. En milieu rural, comme ailleurs, le décrochage scolaire est l’aboutissement d’un processus long de distanciation avec sa scolarité, très fréquemment motivé par un souhait d’insertion rapide sur le marché de travail.

Chez les jeunes ruraux qui décrocheront, l’attirance du monde du travail est la motivation principale qui est mise en avant pour justifier l’acte du décrochage scolaire. En somme, celui-ci est perçu comme une voie d’accélération vers l’indépendance de la vie adulte.

Hormis cette volonté d’insertion professionnelle très importante dans l’acte du décrochage scolaire, c’est la discrétion et le caractère abrupt du décrochage scolaire rural qui le rend particulier. La sociologie propose généralement deux types de comportements qui semblent indiquer un risque élevé de décrochage scolaire :

  • des comportements « internalisés », qui correspondent à de la dépression, des tentatives de suicide, de l’automutilation ou encore une faible estime de soi ;
  • des comportements « externalisés », comme la rébellion, la violence, les retards fréquents et surtout un crescendo de l’absentéisme.

Or, afin de déceler les risques de décrochage scolaire et de faire un travail de lutte en amont, ce sont principalement les comportements externalisés – plus visibles – qui sont mobilisés comme marqueurs d’un potentiel décrochage scolaire.

La difficulté lorsque l’on s’intéresse au phénomène du décrochage scolaire en milieu rural est alors la faible fréquence de ces comportements, et notamment de l’absentéisme. Si les comportements intériorisés sont tout aussi fréquents qu’en ville, les actes de rébellion et surtout la distanciation physique de l’école sont bien plus rares dans des espaces marqués par l’éloignement et où l’école reste le centre névralgique des relations et pratiques juvéniles.

L’espace rural étant plus difficile à s’approprier pour des jeunes ayant peu, voire pas de moyen de déplacement, les élèves ruraux – et les futurs décrocheurs – présentent bien moins souvent ce type de comportements mobilisés pour déceler le risque d’abandon scolaire.

Le décrochage de ces jeunes n’est pas l’aboutissement d’un crescendo de l’absentéisme comme en ville, mais a plutôt lieu lors de vacances, après lesquelles ces jeunes ne reviennent tout simplement pas en cours. Très souvent, un refus dans son choix d’orientation, un mauvais bulletin ou un redoublement sera l’élément déclencheur du décrochage, mais sans que l’élève ait exprimé des comportements externalisés en amont.

Ce que montre ce phénomène, c’est l’absence de politiques claires et dédiées aux espaces ruraux en matière de repérage des risques de décrochage scolaire, mais aussi en matière de remédiation alors qu’aujourd’hui les institutions en charge du raccrochage sont toutes – ou presque – en ville.

Ce décrochage invisible est inquiétant puisque, bien que les travaux de Joël Zaffran semblent indiquer une insertion professionnelle meilleure à la campagne qu’en ville pour les non-diplômés, les espaces ruraux sont très loin d’être exempts des phénomènes de vulnérabilité liés à l’absence de diplôme. Il est donc nécessaire de prendre en compte les caractéristiques spatiales du phénomène de décrochage scolaire afin de poursuivre une lutte efficace sur l’intégralité du territoire.

S’intéresser aux comportements intériorisés comme la faible estime de soi ou les violences autocentrées sont une piste intéressante à étudier et marquent le caractère complexe et polymorphe que doit prendre aujourd’hui la lutte contre le décrochage scolaire sur l’ensemble du territoire national.The Conversation

Clément Reversé, Sociologie de la jeunesse, sociologie des espaces ruraux, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.