Parlez-vous « Léo et Léa » ?

BILLET D’HUMEUR

Tout le monde, ou presque, s’est félicité, il y a quelques années, du retour triomphal de la méthode syllabique dans les classes de CP. C’était heureux. Et les parents ont vu avec enthousiasme les enfants revenir le soir avec le manuel Leo et Lea. Connu, reconnu, apprécié et défendu, ce manuel a séduit de très nombreux professeurs. Neuf personnes, dont deux orthophonistes, collaborent à cette entreprise éditoriale ; voilà de quoi nous rassurer.

J’ai découvert cette méthode grâce à mon fils aîné, lorsqu’il est entré au CP.

Je suivais la méthode avec attention, un peu décontenancé parfois par le contenu des phrases à déchiffrer, mais décidé à rester bienveillant, puisque c’était une méthode syllabique.

Il est revenu, un soir, alors qu’il commençait à peine à savoir lire, avec un petit fascicule complémentaire. L’idée est bonne, de permettre aux enfants, très tôt, de lire de « vrais livres », racontant une courte histoire. Mon garçon s’installe donc, et commence. « Le Chat doré ». Il essaie de lire la première phrase : “Rajiv, le maharadjah, a appelé le chat doré.” Bien évidemment, le mot « maharadjah » a posé problème, tout comme le prénom du jeune héros, qui est difficile non seulement à lire, mais aussi à prononcer. J’étais perplexe ; on le serait à moins. J’écoute toutefois la suite : “Juché sur la ramure de l’hévéa, là dehors, le chat doré se dissimule.” Ce n’est plus un livre ludique devant donner à l’enfant le goût de la lecture, mais le support d’une séance de rééducation orthophonique… J’encourage mon garçon qui désespère, et qui trouve que, décidément, tout cela est bien fastidieux.

Je n’ai pas identifié la langue dans laquelle était écrite la quatrième phrase : ” Chat doré je suis vif je suis, élevé je suis ; de ma chasse je vis, je pars ! ” Je respecte la ponctuation, mais je passe la mise en page poétique qui fait danser les mots sur les lignes… J’ai cru à une plaisanterie. On ne pouvait donner ça à lire à des enfants ne maîtrisant qu’à peine les rudiments de la langue écrite et les codes typographiques qui la rendent compréhensible !… Je gardais en mémoire les nombreux manuels anciens que j’avais amoureusement collectionnés pour pouvoir lire à mes enfants des histoires amusantes et accessibles : dans aucun on n’eût pu trouver une seule faute de langue, ni même une seule négligence.

Le reste du fascicule est dans le ton du début : ” la dame du Maharadjah se pare. La dame a mis le joli sari chamarré.  ” Que pense l’enfant de CP qui lit cela sérieusement ? Qu’on ne peut lire un texte de cinq pages sans ouvrir cinq fois le dictionnaire… C’est très encourageant ! J’ai d’ailleurs appris à l’occasion de cette séance de devoirs vespéraux ce qu’était un lassi. Non, non, ce n’est pas le mâle de la gentille Lassie de notre enfance, mais une boisson indienne au yaourt. L’apprentissage de la lecture est ainsi couplé à l’ouverture culturelle, et à la leçon de chose de l’atelier cuisine… on aurait tort de se plaindre !

La suite est tout aussi exotique : « La dame a appelé Rajiv. Fils, le repas ! Riz parfumé, soja, pommes séchées ravissent le Maharadjah. Rajiv ravale sa larme. »

A la page suivante : ” Le chat doré a fui, Le (la majuscule après virgule est dans le texte) défilé m’assomme, je suis fâché, je suis marri. » Pour sûr, un mot aussi rare que l’adjectif « marri » convient parfaitement à une phrase à la syntaxe si originale.

Enfin vient le dernier paragraphe. C’est l’apothéose : ” La jolie Parul rit. Huit lis parfument la villa. Rajiv, séduit, rit. A la mi-mars, Rajiv et Parul se marient. Le chat doré arrive, doré, mordoré. Il salue Parul, il salue Rajiv. Vive la vie ! ”  Essayez de lire cela à voix haute. Pas évident, n’est-ce pas ? Rassurons-nous : nos enfants s’en sortent bien ! Toutes les évaluations le prouvent, d’ailleurs.

Conclusion : quand vous en rencontrerez, méfiez-vous des chats dorés et vifs qui chassent dans la ramure des hévéas, et des indiennes au sari chamarré qui rient et se marient devant leur chat marri…

Gauvin Buriss, professeur agrégé