Jugé ringard par les pédagogues modernes, l’apprentissage par cœur revient en vogue. Les scientifiques sont formels: en travaillant sa mémoire, on travaille aussi sa concentration, et ses facultés d’organisation.
«Rosa rosa rosam, Rosae rosae rosa… C’est le plus vieux tango du monde, celui que les têtes blondes, ânonnent comme une ronde, en apprenant leur latin», chantait Jacques Brel qui se souvenait avec férocité de ses années de collège. Il est loin le temps où les écoliers récitaient les conjugaisons latines, et apprenaient les listes de départements.
«L’apprentissage par cœur est tombé en désuétude à partir des années 60-70», explique Claude Lelièvre, historien de l’éducation et auteur du livre L’école d’aujourd’hui à la lumière de l’Histoire (éd. Odile Jacob). Désormais, les élèves se cantonnent à quelques poésies, tables de multiplications et dates clefs. «Petit à petit, les Français sensibles à la modernité, y compris en matière d’éducation, ont délaissé le par cœur», ajoute l’historien. Aujourd’hui, seuls des pays comme la Chine continuent de promouvoir la mémoire.
Les vertus de la répétition
Bonne nouvelle, le «par cœur» n’est pas mort. Des signes montrent un regain d’intérêt. Depuis quelques années, partout en France, les concours d’éloquence sont organisés par les plus grandes universités et écoles françaises. Des exercices où la mémoire est très sollicitée. C’est le cas à HEC, à la Sorbonne, mais aussi dans de nombreux collèges et lycées. Depuis 1991, des concours de mémoire ont lieu dans le monde entier. Enfin, le grand oral du bac est prévu cette année pour le bac 2021. Un virage dans l’Éducation nationale.
Ce sont les chercheurs qui les premiers ont démontré son intérêt, en particulier le chercheur en psychologie cognitive Alain Lieury qui s’est emparé du sujet dans les années 90. Son livre intitulé Mémoire et réussite scolaire paru chez Dunod en 1997 a mis en avant une chose essentielle: bien faire fonctionner sa mémoire en utilisant des méthodes qui ont fait leurs preuves est l’atout maître de la réussite à l’école. Il a notamment réhabilité la répétition abandonnée dans les années 70 au profit de la «compréhension».
«Les poésies sont aussi bénéfiques pour améliorer l’expression orale, le vocabulaire et la confiance en soi»Thomas Buttaci, neuropsychologue
Surtout, les scientifiques ont montré que la mémoire faisait travailler d’autres parties du cerveau. Pour Thomas Buttaci, neuropsychologue, «en travaillant leur mémoire, les enfants travaillent leur concentration, leurs facultés d’organisation et de planification. Les poésies sont aussi bénéfiques pour améliorer l’expression orale, le vocabulaire et la confiance en soi, par exemple», explique-t-il. Pour bien enregistrer, le cerveau a besoin d’être «attentif, d’associer ses connaissances avec d’autres, et d’entraînement pour les consolider», relève Sébastien Martinez, formateur en stratégie de mémorisation et champion de France de la mémoire en 2015.
Pour que le cerveau imprime, il est également nécessaire de lui laisser prendre son temps, aller à son rythme. «Or, nos enseignants aujourd’hui sont stressés par un programme qu’ils doivent boucler. Les élèves ne peuvent donc pas apprendre correctement, ajoute Sébastien Martinez. «Le bachotage permet de réussir un examen, mais pas d’ancrer des connaissances dans la durée», note la neurologue Catherine Thomas-Anterion.
Un gain de temps
Même adulte, avoir une bonne mémoire est un atout. «Un chauffeur de taxi sera plus efficace face aux bouchons s’il connaît les routes par cœur qu’un chauffeur qui ne sait travailler qu’avec un GPS. C’est la même chose pour un médecin qui apprend les médicaments génériques. Il va plus vite à force d’en apprendre, et n’utilise le Vidal que pour ceux peu utilisés. Idem pour un avocat qui connaît ses articles», explique Dr Catherine Thomas-Anterion, neurologue.
Pour Sébastien Martinez, «pouvoir réciter des connaissances sans réfléchir est indispensable. Il y a beaucoup d’informations que nous avons besoin de ressortir automatiquement».
Une pédagogie toujours jugée réactionnaire
Toutefois, dans les classes françaises, certains enseignants ont compris son intérêt et se désolent de son long séjour au purgatoire. C’est le cas de Chantal, professeur des écoles dans le Val-de-Marne qui «regrette qu’on ait considéré que le savoir devait venir de l’enfant en le laissant découvrir par lui-même. C’est une perte de temps. C’est à nous de lui transmettre», partage-t-elle.
Pour l’enseignante, «un enfant ne peut pas deviner les règles de grammaire en réfléchissant devant un exercice. C’est contreproductif. À mes yeux, ça ne sert qu’à remplir les cabinets d’orthophonie. Il faut qu’il les sache par cœur pour toute la vie». Et d’ajouter: «Les collégiens n’ont plus de listes de mots d’anglais à apprendre. Je comprends mieux pourquoi les Français sont si mauvais en langues. Il faut connaître par cœur les termes et leur sens pour les réutiliser ensuite».
L’humain est conçu pour apprendre
Penser qu’apprendre est l’inverse de comprendre n’a pas de sens. «Si l’on n’apprenait que par cœur, ce serait idiot. Il faut aussi comprendre et réfléchir. Il y a un juste milieu à trouver», indique le Dr Catherine Thomas-Anterion. Mais la magie du par cœur, c’est qu’au fil de l’apprentissage, l’enregistrement se fait naturellement. «Toutes nos connaissances sont un terreau pour les prochaines. L’humain est conçu pour apprendre. Et c’est super quand il prend du plaisir à le faire», conclut Sébastien Martinez.