Une ESPE sur la question de la lecture : étude des fondements de la méthode (semi-)globale

Photo Dominique Roquelet

Photo Dominique Roquelet

Nous avons pu avoir connaissance, par l’intermédiaire de professeurs-stagiaires au sein de l’Éducation Nationale, d’un cours d’un professeur de l’ESPE (ou plutôt « atelier animé par un formateur de l’ESPE ») sur la question de l’apprentissage de la lecture.

En voici, entre crochets, l’essentiel du contenu :

[Pour surmonter les difficultés d’apprentissage de la lecture, des chercheurs (canadiens, essentiellement) ont analysé, chez l’adulte, les composantes de l’activité de lecture.

Elles sont au nombre de quatre :

– des compétences de décodage (quand on n’a pas l’initiale d’un mot, il est plus difficile de le déchiffrer que quand c’est une autre lettre qui en est absente),

– des compétences linguistiques (grammaire, vocabulaire),

– des compétences textuelles (exemple : savoir qu’un conte commence par « il était une fois »),

– des compétences référentielles (mise en contexte pour comprendre).

En ce qui concerne les stratégies d’identification des mots, il en existe huit catégories selon N. Van Grunderbeeck. Les adultes qui savent lire ont quatre stratégies (hiérarchisée ici dans l’ordre de fréquence d’utilisation, de la plus utilisée à la moins utilisée) :

– les mots déjà connus (on a la « photographie » du mot bien en tête et on l’identifie immédiatement),

– les mots identifiés en fonction du contexte linguistique,

– le découpage morphologique des mots,

– les stratégies grapho-phonétiques (b et a font ba).

Quant aux élèves en difficulté, ils développent quatre autres stratégies :

– devinette d’un mot sur la base d’une analyse visuelle partielle,

– analyse purement visuelle du mot,

– recours au contexte extra-linguistique,

– demande d’aide à une autre personne.

L’enseignement idéal de la lecture consiste dans l’enseignement de la combinaison des quatre premières stratégies, parce qu’une stratégie seule n’est pas suffisante. La stratégie grapho-phonétique (b et a font ba) et le découpage des mots sont très peu utilisés par les adultes ; il est donc vain et inefficace de chercher à transmettre aux enfants cette stratégie en priorité. D’autres stratégies existent, et qui sont bien plus utilisées par les adultes ; ce sont elles qu’il nous faut impérativement transmettre.

Exemple d’une petite fille de six ans qui déchiffre péniblement les mots. On peut travailler avec elle sur un livre comprenant des images. (Le professeur a apporté un modèle et le montre : sur chaque page de droite du livre en question, il y a un dessin représentant un animal aplati (grenouille sur la première, vache sur la deuxième, etc) ; sur chaque page de gauche, il est écrit « Raplatie la grenouille… »/ « Raplatie la vache… », etc, en fonction du dessin qui se trouve en face). Le premier réflexe de la petite fille, quand on lui demande de lire, est d’essayer de déchiffrer les mots syllabe après syllabe ; elle bute, hésite, met du temps. La solution est simple : une fois qu’elle a déchiffré les deux premiers textes, on lui fait formuler la logique du livre (le texte est en accord avec le dessin, tout simplement ; le texte sera toujours « Raplati(e)… + le nom de l’animal dessiné en face »). On cache le texte pour la troisième page, et on lui demande ce qui est écrit. Elle devine grâce au dessin de l’animal qui se trouve en face. Elle a acquis la stratégie de l’identification des mots en fonction du contexte (deuxième stratégie la plus utilisée par les adultes), et elle se réjouit de savoir lire si vite.

En classe entière, l’idéal est de faire naviguer l’enfant très vite dans des textes assez longs, à l’intérieur desquels il pourra retrouver des mots qu’il a déjà vus dans des classes antérieures : en maternelle/section enfantine, on peut leur donner par exemple des petits « porte-clés de mots » pour qu’ils les emportent partout et les mémorisent ; au CP, ils auront la joie de les retrouver dans des textes qui les comprend. La première stratégie d’identification des mots utilisée par les adultes (reconnaissance des mots parce qu’ils sont déjà connus) leur est ainsi transmise.]

Nous ménagerons, après cet exposé, la patience et l’endurance de nos lecteurs, en nous limitant à un relevé des huit éléments qui nous ont particulièrement frappés ici :

  1. la complexité (pédante, disons-le) du vocabulaire employé dans ce cours, caractéristique des ESPE actuelles ;

  2. le naturel (dangereux selon nous) avec lequel on parle de transmettre des « stratégies » aux enfants, plutôt que des savoirs ;

  3. le présupposé (tenu pour vrai ici, mais en vertu de quels principes ?) selon lequel les « stratégies de lecture » utilisées par l’adulte doivent servir de point de départ pour l’élaboration d’une méthode d’apprentissage de la lecture ; nous sommes ici face à un raisonnement spécieux  : parce que l’adulte n’utilise que très rarement « la stratégie grapho-phonétique » (b et a font ba), il serait vain et inefficace de passer du temps à enseigner cette méthode aux enfants (raisonnement aussi absurde que le suivant : parce qu’un musicien passe plus de temps à jouer de son instrument qu’à déchiffrer ses notes une à une, il serait inutile d’enseigner à un apprenti musicien la lecture de notes une à une) ;

  4. le choix délibéré d’un outil de travail infantilisant (encore peut-on se réjouir du fait qu’il ne s’agisse pas d’un outil qui bascule dans la grossièreté, comme cela arrive parfois) : le livre présenté à la petite fille de six ans est manifestement destiné aux tout petits, pour qu’ils apprennent les noms des animaux ;

  5. la façon (à la fois ridicule et alarmante) d’apprendre à lire à un enfant en lui dissimulant le texte qu’il est censé lire ;

  6. le mensonge (car il s’agit bien d’un mensonge) dans lequel on enferme alors l’enfant, en le laissant après cela « [se réjouir] de savoir lire si vite » ;

  7. l’oubli (espérons-le, involontaire) ou l’ignorance (et pourtant nombreux sont ceux qui ont déjà écrit à ce sujet) du danger que représente, dans l’apprentissage, la pratique répétée de la devinette au détriment de l’acquisition d’une logique, bien plus fiable que ne l’est souvent notre trompeuse mémoire. L’histoire des porte-clés de mots à retenir aurait sans doute fait frémir Montaigne, et la question essentielle reste la suivante : que veut-on pour nos enfants, des « têtes bien pleines » ou des « têtes bien faites » ?

  8. (enfin et à notre plus grand désespoir) le mépris affiché vis-à-vis de la simplicité. Il y a un cheminement simple et progressif de la lecture : de l’association entre le son et la lettre, à la syllabe, au mot, à la phrase, à la page, au livre, et à la littérature tout entière ; c’est cela, construire le savoir de la lecture ; cela demande surtout du temps et de la pratique, mais cela permet à la fin de naviguer réellement et intelligemment dans tous les textes. La multiplication de « stratégies » à acquérir dès l’entrée dans un apprentissage est par nature suspecte : elle est le fruit, et, plus grave encore, l’origine même de bavardages superflus, qui sont les plus grands obstacles à la formation du jugement, tant du cœur que de la raison.

A. Duval et M. Gautier